Avant toute chose, j’adresse ici à nos lectrices et à nos lecteurs nos meilleurs vœux pour cette année 2016, en formant l’espoir qu’ils deviennent eux-mêmes les acteurs du changement qu’ils souhaitent voir intervenir dans leur pays et dans le monde. Jamais, en effet, ne m’a semblé plus pertinente l’assertion d’Alexis de Tocqueville affirmant que « la force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l’autorité d’un gouvernement ». J’en prends pour preuve l’impuissance des États à promouvoir les changements qui s’imposent : qu’il s’agisse, par exemple, de celle de la France face au défi du chômage ou de celle de l’Union européenne confrontée aux défis internationaux.
Par acquit de conscience, craignant toujours de me répéter, je viens de relire l’éditorial que j’avais rédigé pour le numéro de janvier-février 2015, donc voici un an. Hélas, je ne vois guère ce qu’il convient d’y changer, non que je prétende être doué d’une clairvoyance particulière, mais parce que les faits, malheureusement, sont têtus et que la volonté des hommes, parfois si puissante pour modifier le cours des choses, en l’occurrence est demeurée inexistante, a fortiori incapable d’enrayer un processus de dégradation qui me paraissait alors déjà bien engagé.
En dépit de l’impression fort répandue d’un changement qui ne cesse de s’accélérer, du sentiment de nos contemporains que les incertitudes sont devenues telles qu’il est vain d’essayer d’anticiper ce que l’avenir nous réserve, rien depuis une année sinon davantage n’a vraiment changé, les mêmes tendances ne faisant que se poursuivre, les mêmes problèmes ne faisant que s’aggraver. Cela, hélas, se vérifie tant sur la scène internationale qu’au sein de nos pays, notamment en Europe.
À l’encontre de la thèse de Francis Fukuyama sur « la fin de l’histoire [1] », qui estimait que la chute de l’Empire soviétique et la fin du conflit Est-Ouest marqueraient le début d’une ère pacifique, nous avons maintes fois souligné, au contraire, que nous risquions d’entrer dans une période de hautes turbulences. Tel est bien le cas comme en témoignent la multiplication des tensions et des conflits, latents ou déclarés, entre pays, au sein même des nations et au niveau mondial, et l’apparition d’acteurs locaux et globaux, aussi différents que les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), les organisations non gouvernementales, Al-Qaïda ou Daech, qui disposent d’une puissance et de moyens d’action échappant aux grilles d’interprétation héritées d’hier, a fortiori aux modalités de résolution des conflits que l’après-guerre nous a léguées.
Nous avons souvent évoqué, dans Futuribles, les dangers de toute nature qui menaçaient le Moyen-0rient et, plus généralement, le monde arabo-musulman, sous l’effet des conflits entre Israéliens et Palestiniens, entre chiites et sunnites, et de l’irruption de groupes terroristes dont Daech est l’incarnation la plus saisissante. Face à l’infinie violence de ce mouvement, face aux drames humanitaires qui résultent de ses exactions, sans même parler de celles de tant de régimes corrompus, le reste du monde – y compris l’Occident dont le leadership fut longtemps incontesté?- fait preuve d’une impuissance, sinon d’une myopie, fort inquiétante.
Après la sinistre expérience des États-Unis en Afghanistan, et plus encore en Irak, après les déboires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Europe orientale et les menaces que font peser sur elle des alliés aussi douteux que la Turquie, voici l’Europe elle-même qui, suite aux divergences entre ses États membres, s’avère incapable de se doter d’une politique commune vis-à-vis des migrants ou du terrorisme, assiste les bras ballants à une crise sans précédent qui, partant de sa périphérie immédiate, la pénètre inéluctablement, accentue ses divisions, sème le doute sur sa raison d’être.
J’écrivais voici un an que « l’année 2014 resterait marquée par notre incapacité collective à gérer les crises, par la montée des interdépendances sans progrès symétrique d’une quelconque gouvernance mondiale, par l’incapacité des États, notamment en Europe, à se doter des moyens adéquats pour jouer un véritable rôle de régulation, pourtant si nécessaire, au niveau international ». La même sentence, hélas, s’applique à l’année qui s’achève, l’Union européenne sur laquelle furent fondés tant d’espoirs, semble plus que jamais menacée sous l’effet des hautes turbulences de son environnement extérieur et du fait des problèmes intérieurs à ses États membres.
Comment en effet ne pas s’inquiéter, au sein de nos vieilles démocraties occidentales, en Autriche, Belgique, France, Grande-Bretagne, Italie, et même en Suède, de l’essor des partis d’extrême droite lors des dernières consultations électorales ? Ceux-là manifestement tirent profit sans peine de la crainte exacerbée d’une vague migratoire incontrôlée et, plus encore, de l’échec patent des gouvernements, de quelque couleur politique qu’ils se réclament, à relever avec succès les défis auxquels nos sociétés sont confrontées. Au sein même des États européens, au-delà des grandes manifestations d’union nationale que suscitent parfois des événements tragiques, s’instaure un climat général de défiance vis-à-vis des institutions et de leurs représentants qui donnent – il faut bien le reconnaître – de la politique une piètre image tant leurs discours sont empreints de contradictions et leurs actions peu cohérentes. Réhabiliter la politique dans ses fonctions les plus nobles pourrait bien ainsi être une des tâches les plus urgentes des années à venir.
[1] Fukuyama Francis, The End of History and the Last Man, New York : The Free Press, 1992 (traduction française : La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris : Flammarion [Histoire], 1992).