Ce numéro de Futuribles s’inscrit dans le droit fil du précédent. Vous y trouverez notamment la suite du feuilleton « Quelles visions pour quelles politiques ? » dans le cadre duquel nous avons précédemment publié deux contributions : l’une de Jean-Paul Delevoye sur « crise ou renouveau de la démocratie ? » ; l’autre de Jean Haëntjens sur « visions politiques et défis civilisationnels ».
Une importante partie de notre numéro de mars-avril portait aussi sur la productivité, la croissance et l’emploi, un sujet essentiel qui n’a pas fini de faire débat. Les auteurs y soulignaient notamment un paradoxe : le fait que si nous n’avions jamais disposé de technologies si puissantes, néanmoins les gains de productivité, curieusement, ralentissaient. En témoignent tout récemment encore une étude publiée par le NBER, selon laquelle, entre 1990 et 2007, aux États-Unis, chaque robot aurait détruit 6,2 emplois? [1], ainsi qu’une étude du FMI qui s’alarme du déclin récent très prononcé des gains de productivité [2]. Parmi les causes avancées, figure la capacité des indicateurs statistiques à bien les mesurer – ce que le FMI lui-même souligne en évoquant « l’exclusion du PIB [produit intérieur brut] de la valeur de l’information gratuite, des réseaux sociaux, du divertissement qui sont financés par les revenus publicitaires et la vente d’informations à propos des usagers ». Nos lecteurs trouveront ici une analyse, par Didier Blanchet, des outils utilisés par l’Institut national de la statistique et des études économiques.
Mais ce numéro comporte aussi son lot de nouveautés, avec l’article de Jacques Bichot appelant à « réformer la Sécurité sociale », qui ne manquera pas de susciter de vives controverses ; le texte d’Alain Grandjean et Mireille Martini sur une question très souvent traitée dans notre revue, celle du changement climatique et surtout, en l’occurrence, sur les moyens de limiter les émissions de gaz à effet de serre (GES) ; la tribune européenne de Jean-François Drevet sur une question cruciale : « Vers la fin du libre-échange ? » ; un rappel enfin des nombreux articles que nous avons, voici longtemps, consacrés à l’idée d’instaurer un revenu universel d’existence. Je ne tenterai pas ici de rendre compte de tous ces articles qu’il faut lire et considérer comme des matériaux destinés à nourrir la réflexion de chacun. Je reviendrai plutôt sur deux sujets : la crise des démocraties occidentales et la transition écologique.
Au risque certes de caricaturer un peu les réflexions de chacun, il me semble que la lecture simultanée des articles de Jean-Paul Delevoye (n° 417) et de Yannick Blanc soulève une question majeure. Le premier en effet souligne que le discrédit des responsables politiques résulte de leur incapacité à « porter des espérances, c’est-à-dire des visions crédibles de sociétés souhaitables et désirables ». Le second affirme que le système institutionnel tel qu’il s’est construit en France au fil du temps, est aujourd’hui dépassé et inadapté à la façon dont la société fonctionne. « Le propre de la société française, écrit Yannick Blanc, est de s’être construite, à partir de l’État, selon un emboîtement rigoureusement pyramidal d’institutions dont la matrice commune est la relation tutélaire : le dominant (hiérarque, sachant, représentant) exerce un pouvoir légitime sur le dominé (subordonné, apprenant, mandant) à condition que ce soit au bénéfice du dominé ». Mais cette « matrice tutélaire s’efface, l’emboîtement des institutions se défait […] c’est désormais l'”associativité” qui est la matrice de l’action collective, l’ensemble des formes institutionnelles (au sens large) qui permettent de mettre en commun, en vue d’un projet, des connaissances, des activités, des capacités d’action… » En forçant encore la caricature, on pourrait avoir le sentiment que, dans le premier cas, il incomberait au chef d’indiquer la direction (top-down) alors que, dans le second, la dynamique collective résulterait d’une démarche de type bottom-up.
C’est évidemment très caricatural et la position des deux auteurs n’est pas aussi opposée. Jean-Paul Delevoye n’est pas vraiment un « hiérarque » et s’est toujours mis à l’écoute de la société, y compris en essayant de lui faire une place plus importante au sein du Conseil économique, social et environnemental (CESE) alors qu’il en était président. Et Yannick Blanc n’est pas un démagogue ignorant des fonctions régaliennes qui incombent à l’État. Ce qu’ils disent s’inscrit dans la droite ligne des Tocqueville, Crozier et bien d’autres concernant l’évolution des valeurs et des comportements, qui s’accélère grâce aux technologies de l’information et de la communication qui favorisent l’horizontalité. Le feuilleton ne s’arrêtera pas là.
Le second thème sur lequel je veux brièvement revenir est celui de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et, plus largement, de la « décarbonation » de nos économies, indispensable pour éviter l’aggravation du dérèglement climatique dont les conséquences pourraient être désastreuses. La 21econférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21), fin 2015, a en effet été marquée par un accord qualifié d’historique, déjà compromis par le désengagement probable des États-Unis, mais tout reste à faire pour passer des paroles aux actes. En effet, comme l’écrivent Alain Grandjean et Mireille Martini, « la transition vers une économie décarbonée ne prendra cependant pas place tant qu’émettre des GES ne coûtera rien aux acteurs économiques qui engrangent les bénéfices d’un mode de production carboné ». Il est donc urgent de mettre en place ce qu’ils appellent un « signal-prix » pour lequel trois instruments peuvent être mobilisés : la taxe, le marché des quotas, les normes et règlements. Comment le faire en France, en Europe et au niveau international sans créer des distorsions de concurrence au détriment des pays moins développés et des pays les plus vertueux ? Les auteurs montrent la voie ; il est urgent de la suivre.
[1] Acemoglu Daron et Restrepo Pascual, Robots and Jobs: Evidence from US Labor Markets, Cambridge, Mass. : National Bureau of Economic Research (NBER), Working Paper n° 23 285, mars 2017.
[2] Furceri Davide et alii, Gone with the Headwinds : Global Productivity, Washington, D.C. : FMI (Fonds monétaire international), Staff Discussion Note, avril 2017.