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Sur la dynamique de nos sociétés

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 432, sept.-oct. 2019

Au sommaire de ce numéro figurent plusieurs thèmes auxquels nul ne peut rester indifférent : celui de l’expertise au service de la décision politique et, plus largement encore, de l’éthique dans la conduite des affaires publiques et privées, celui de la dynamique sociale et notamment des classes dites moyennes, enfin celui des défis à relever par une humanité qui, en dépit de ses progrès, serait « à la croisée des chemins ».

Quant à l’expertise ou plutôt quant à ceux supposés la détenir, aux « experts » souvent appelés à éclairer les décisions publiques, tombant de leur piédestal ils devront désormais « faire avec la défiance » affirme Daniel Agacinski. L’auteur du rapport Expertise et démocratie [1] explique que l’on ne peut plus opposer de manière si caricaturale une élite de « sachants » à un peuple supposé ignorant, ni faire l’impasse sur la « polyphonie » des experts (la pluralité de leurs points de vue), ni prétendre dictées par la science des décisions en vérité essentiellement politiques. Il montre combien nos contemporains désormais réclament un droit de cité, de contester et de faire valoir leur point de vue concernant la conduite des affaires publiques dont l’État, qui a longtemps détenu en France un accès privilégié aux savoirs, n’a plus désormais l’exclusivité.

Les sinistres affaires du sang contaminé, du nuage de Tchernobyl, de l’amiante, de la vache folle et du Mediator ont suscité la défiance et Daniel Agacinski montre que, si l’État peut commettre des erreurs, de bonne foi ou de manière délibérée, la population lui demande d’en répondre. Cette question ne concerne pas uniquement les choix dits scientifiques opérés par la puissance publique. Elle concerne tous les écarts de conduite, toutes les pratiques illégales, immorales et illégitimes de nature à nuire à l’intérêt général. En témoigne, explique aussi Patrice Cailleba, le développement des « lanceurs d’alerte », invités à lutter contre la corruption et les pratiques déviantes ou illégales des entreprises, fût-ce au détriment de la loyauté que celles-ci exigent. Ainsi sommes-nous tous désormais en droit – et l’essor des technologies de l’information et de la communication y concourt – de dénoncer tous les actes qui nous semblent contraires au bien commun. Vaste programme faisant de la défiance l’instrument privilégié pour restaurer la confiance, sinon de la délation (qui évoque de sinistres souvenirs) une garantie de bonnes mœurs !

Un troisième sujet est traité dans ce numéro, celui des classes moyennes dont la meilleure définition nous vient sans doute d’Aristote : cette classe de « citoyens aisés qui tient le milieu entre les deux extrêmes, entre les très riches et les très pauvres […], qu’on écoute si difficilement quand on jouit de quelque avantage extraordinaire […] ou que l’on souffre de quelque infériorité excessive [2] », mais qui de longue date est considérée comme le moteur du développement de nos sociétés et dont, régulièrement, on annonce l’essor ou le déclin. Commençons par le plus simple, même s’il s’agit d’une convention discutable : les classes moyennes se définissent en fonction de leur revenu, se situant dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) entre 75 % et 200 % du revenu médian (soit en France, en 2016, entre 18 000 et 48 500 dollars US par an).

Julien Damon montre ici que les effectifs de population formant cette classe moyenne se sont stabilisés en France (grâce notamment au système de redistribution sociale) alors qu’ils ont plutôt régressé dans la plupart des pays de l’OCDE, sous l’effet notamment d’une polarisation croissante de l’emploi [3] : pour une petite part, du fait de leur ascension ; pour une plus grande part, du fait de leur déclassement. Mais deux phénomènes sont frappants : d’une part, la faible mobilité des classes moyennes (1 % de leur population par décennie) et, à cet égard, la France est dans une piteuse situation (voir aussi p. 92-94) ; d’autre part, une dégradation réelle – et encore plus vivement ressentie – de leurs conditions de vie, notamment en raison des dépenses contraintes, en particulier celles du logement, de l’éducation et des services de santé (voir aussi p. 97-100). Alors que ces classes moyennes étaient présentées comme constituant l’avant-garde des économies performantes, de la cohésion sociale et de la démocratie, vont-elles devenir, du fait de leur insatisfaction, un facteur majeur de turbulence ? Si Jérôme Fourquet, dans son livre L’Archipel français [4], affirme que la société française se disloque, Olivier Galland en discute les arguments dans ce numéro et se montre moins alarmiste.

Enfin, le Panel international sur le progrès social a récemment publié son premier rapport et un manifeste dont rendent compte ici Marc Fleurbaey et Marie-Laure Salles-Djelic qui introduisent leur propos en affirmant que l’humanité est « à la croisée des chemins », des tendances opposées s’entrecroisant qui peuvent donner à espérer le meilleur et à craindre le pire. Pour éviter ce dernier, « équité, démocratie et écologie doivent être les objectifs du siècle et cinq chantiers doivent être ouverts » : 1) en finir avec les idéologies du XXe siècle, 2) réformer l’économie de marché, 3) faire de l’entreprise un vecteur de progrès social, 4) substituer à l’État protecteur un État émancipateur, et 5) « démocratiser la démocratie ». Je doute que nos lecteurs puissent s’opposer à des objectifs si salutaires mais, compte tenu de notre défiance vis-à-vis des élites, le travail reste à faire et il nous incombe à tous de l’entreprendre.



[1]. Expertise et démocratie. Faire avec la défiance, Paris : France Stratégie, 2018.

[2]. Aristote, La Politique, livre V, chapitre IX, IVe siècle avant J.-C.

[3]. Recul des emplois à salaire intermédiaire au profit des emplois à haute rémunération et surtout de ceux à bas salaire.

[4]. L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris : Seuil, mars 2019.

#Classes sociales #Élite #État #Inégalité sociale
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