À nos lectrices et à nos lecteurs, j’adresse tous nos vœux les meilleurs pour cette nouvelle décennie en formant l’espoir qu’après une année 2020 fort tourmentée au niveau national comme international, ils retrouvent le goût de l’avenir et celui d’être eux-mêmes les artisans des changements qu’ils espèrent voir intervenir. Les défis à relever sont immenses et impliquent une importante mobilisation collective pour nous doter d’une vision d’un avenir souhaitable et nous atteler, chacun d’entre nous, à le construire.
La revue Futuribles n’a cessé d’alerter ses lecteurs, depuis plus de 40 ans, sur les risques inhérents à un modèle de développement qui, en dépit de ses bienfaits, s’avère à bien des égards socialement inéquitable et irrespectueux de la nature ; un modèle insoutenable à moyen et long termes sur les plans social et environnemental, et finalement très vulnérable. L’article de Gilles Boeuf (p. 21) sur la destruction de la biodiversité dans l’océan en fournit ici un exemple particulièrement saisissant, non pour affirmer que l’effondrement est inévitable, mais pour souligner combien il est urgent de nous atteler à changer de trajectoire. Nos lecteurs trouveront aussi, dans ce numéro, une brève présentation de la « toile prospective » tirée du Rapport Vigie 2020 de l’association Futuribles International sur « les ruptures possibles à l’horizon 2040-2050 » (p. 96), un chantier qui a démarré avant l’irruption de la Covid-19 et illustre de manière remarquable les dangers mais aussi les opportunités que recèle la situation actuelle. Il souligne combien notre responsabilité à tous est grande au regard de tant de futurs possibles, les pires comme les meilleurs.
Mais l’anticipation n’a de sens que dès lors qu’elle conduit à agir. Pour tous ceux qui estiment que l’effondrement de notre civilisation n’est pas une fatalité, la question est évidemment de savoir ce que nous pouvons faire, individuellement et collectivement. Nous sous-estimons souvent nos marges de manœuvre. Bien entendu, il y a des tendances lourdes : tel est le cas du réchauffement climatique suscité par nos émissions passées de gaz à effet de serre (GES). Il exige néanmoins des politiques d’atténuation et d’adaptation qu’il nous incombe de mettre en œuvre. Tel est également le cas de la dépendance de l’Europe au regard des géants du numérique américains et chinois (ainsi d’ailleurs que pour beaucoup de ses approvisionnements provenant du reste du monde). Que les données de santé françaises aient été confiées à Microsoft, comme l’explique Jean-François Soupizet, en est un exemple frappant (p. 81). Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons rien faire. En dépit des inerties parfois très grandes, des changements s’amorcent : Patrice Cailleba le montre à propos de la parité femmes-hommes (p. 51). Ces changements s’opèrent certes à pas lents, et quelquefois au prix de remises en cause radicales – comme celle qu’évoquait Jean Haëntjens prônant de substituer à la société de consommation des « sociétés de satisfactions » (Futuribles n° 439).
Nul n’a tout pouvoir de tout changer du jour au lendemain, mais nous avons tous quelque pouvoir d’agir pour infléchir le cours des choses. Jean-Michel Huet et Ludovic Morinière le montrent au travers des innovations qui, prenant appui sur le numérique, visent à mieux assurer la sécurité alimentaire de l’Afrique (p. 65). Et le panorama que nous livre Geneviève Gallot dans son article « Les designers font leur révolution » est saisissant (p. 5). Des designers s’impliquent comme acteurs du changement pour devenir pionniers d’un monde plus durable, plus solidaire, réconcilier l’homme et la nature. Plus généralement, nous voyons poindre de plus en plus d’initiatives, souvent au niveau local, qui visent à promouvoir des changements en réponse aux défis auxquels nous sommes confrontés.
La pandémie de Covid-19 et le « grand confinement » auront certes d’importantes conséquences économiques, sociales et politiques à moyen et long termes, que nous mesurons encore mal. Le débat, au demeurant fort caricatural, entre les partisans du « monde d’avant » et celui du « monde d’après » reste très pauvre, faute de représentations plus claires, pragmatiques et plus ou moins partagées d’un futur souhaitable. Geoffrey Pleyers montre d’ailleurs combien les mouvements sociaux ont chacun leur credo et sont compartimentés, combien l’espace public, sous l’effet notamment des réseaux sociaux, est fragmenté (p. 35). Si chacun d’entre nous détient sans doute une part de solution, force est de reconnaître que la société se délite, que l’avenir s’efface, que l’horizon se brouille. La société semble frappée d’anomie, telle que la définissait Émile Durkheim. Manifestement, nous sommes en panne de projet collectif à long terme mobilisateur, et peu prompts à accepter qu’il nous soit imposé. Il nous incombe donc à tous de le concevoir et de nous atteler à le mettre en œuvre. Voici un défi passionnant pour la décennie qui commence et, peut-être, un vecteur d’action pour les jours à venir.