L’invitation que nous propose Hugues de Jouvenel, directeur général du groupe Futuribles, dans ce court ouvrage bilingue français-anglais (consultable en ligne), prend la forme d’une initiation pour les néophytes, et d’un rappel utile de quelques principes de base pour les convertis. La première partie explicite la philosophie qui sous-tend les notions et concepts utilisés en prospective qui est le fruit de la révolution de pensée grâce à laquelle, à partir du XVIIIe siècle, l’homme est passé d’une condition de sujet au sein d’un système autorégulé (ou régulé par Dieu), à celle d’acteur de sa propre vie. L’avenir n’est pas déjà fait, nous rappelle-t-on, il ne peut donc exister de « science du futur », même avec les instruments les plus sophistiqués (la boule de cristal ayant été remplacée par les systèmes experts). L’existence d’invariants, dans l’ordre naturel ou dans l’ordre social, ne doit pas nous faire croire en l’existence de lois immuables. L’avenir est domaine d’incertitude, donc, mais par conséquent aussi domaine de liberté. L’auteur expose ensuite la dialectique de l’anticipation et de l’action, et montre en quoi la première est vitale à la seconde, car si les dirigeants justifient souvent leurs décisions en disant qu’ils n’avaient pas le choix (agissant sous la contrainte du présent), la réalité est plutôt qu’ils n’ont plus le choix, ayant laissé la situation se détériorer trop longtemps. « Quand il est urgent, c’est déjà trop tard » écrivait Talleyrand. La seconde partie expose les différences entre la prospective et la prévision et présente les différentes étapes de la démarche prospective. Les caractéristiques essentielles de la prospective sont d’être une démarche pluridisciplinaire (d’inspiration systémique), qui intègre la dimension du temps long (passé et à venir) – mais aussi les ruptures. Cette dernière caractéristique la distingue particulièrement des méthodes de prévision, qui reposent essentiellement sur l’extrapolation de tendances, et par conséquent supposent la permanence de celles-ci et l’existence d’un monde stable. Aux modèles (économétriques, démographiques), favoris de la prévision, sont opposés les scénarios (qui ne se résument pas aux simples « variantes »des prévisionnistes),car il vaut mieux une approximation grossière qu’une prévision très fine, mais erronée. Au lieu de passer en revue toutes les méthodes utilisées en prospective, qui sont nombreuses (des outils de la statistique aux enquêtes Delphi, en passant par les méthodes de probabilisation), H. de Jouvenel décompose la démarche prospective en cinq étapes :
1. La définition du problème et le choix de l’horizon (qui ne doit pas être pris au hasard)
2. L’identification de variables clefs, processus qui peut être individuel mais qui, par souci d’objectivité, sera plus souvent réalisé par un groupe de travail pluridisciplinaire composé d’acteurs du domaine et d’experts et qui peut se baser sur un travail documentaire et des consultations de spécialistes ; identification suivie de l’analyse des relations entre les variables, par exemple à l’aide d’une matrice d’impacts croisés.
3. Le recueil de données et l’élaboration d’hypothèses sur chacune de ces variables, étape dans laquelle le choix des indicateurs est crucial.
4. La construction, souvent sous forme d’arborescence, des futurs possibles, ou scénarios. À ce stade, l’auteur souligne que l’élaboration d’images finales n’est pas plus importante que les cheminements qui y conduisent. Il faut également distinguer les scénarios «exploratoires », destiné à explorer le champ des possibles, et les scénarios « normatifs » qui, au lieu de partir du présent pour aller vers l’avenir, partent d’un objectif fixé et remontent dans le temps, établissant le compte à rebours des actions à entreprendre pour y arriver.
5. Les choix stratégiques, qui relèvent de la responsabilité des décideurs, la prospective n’étant là que pour les éclairer et non pour les dicter. De manière très pédagogique et claire, sans s’encombrer de discours trop théoriques ni vénérer des méthodes faussement scientifiques, cet ouvrage présente la prospective comme une tournure d’esprit qui fait appel tout à la fois au bon sens, à la curiosité et à la réflexion.
Pour finir, l’auteur réaffirme son idée-force : l’avenir n’est pas prédéterminé, il faut au contraire se le réapproprier, individuellement et collectivement, et devenir les « artisans du futur ».