Bonne et heureuse année à nos lectrices et à nos lecteurs ! Et bon anniversaire à Thomas More et à son Utopie, qui fut publiée voici précisément 500 ans et qui invitait alors ses lecteurs à tourner la page d’un passé qu’il estimait révolu et à se représenter l’avenir comme une chance. J’y reviendrai tant l’angoisse du futur aujourd’hui nous hante, tant il est nécessaire, sans naïveté cependant, d’y réintroduire un peu d’espoir.
Ce numéro de la revue Futuribles porte essentiellement sur trois sujets : les prévisions énergétiques, la science-fiction et les rapports que celle-ci entretient avec la recherche scientifique et technique et l’innovation, l’utopie de Thomas More et les enseignements que l’on peut en tirer pour l ‘avenir. Mais cela, bien sûr, ne saurait détourner l’attention de nos lecteurs des autres articles et, par exemple, de la tribune européenne consacrée à un vrai sujet d’avenir : la capacité de nos vieilles institutions publiques et de la jeune Commission européenne à faire entendre raison aux géants du Web pour lesquels, depuis longtemps, les frontières n’existent plus, sauf lorsqu’il s’agit de trouver des paradis fiscaux.
Sur les perspectives énergétiques, vu les inerties existant du côté tant de l’offre que de la demande, une réflexion à vraiment long terme s’impose. Mais elle est d’autant plus difficile qu’entrent aussi en ligne de compte des facteurs et des acteurs qui, à court terme, soudainement, peuvent modifier le cours des choses. Nos lecteurs ne seront donc pas surpris de ne point trouver ici de prévisions péremptoires sur le prix du baril de pétrole à l’horizon des 20 ou 30 prochaines années, ni même de pseudoscénarios qui, trop souvent, conduisent leurs auteurs à extrapoler une tendance et à l’assortir de deux variantes.
Le sujet est trop sérieux pour être bâclé. Jean-Marie Chevalier, en revanche, nous donne des clefs précieuses pour comprendre comment fonctionne le système ou, pour le dire autrement, quelles sont les variables les plus déterminantes, celles qui se prêtent à la quantification et celles plus délicates tenant au jeu des acteurs, qu’il s’agisse d’États ou d’entreprises. Telle est aussi l’ambition de l’article suivant sur « les prévisions énergétiques et leurs aléas », qui comporte une évaluation critique des prévisions faites dans le passé qui, finalement, ne s’avèrent pas si erronées que l’on aurait pu le craindre.
Nous avons par ailleurs entrepris, au cours de l’année 2016, d’explorer quel était l’apport de la science-fiction à la prospective alors même que, si elles s’intéressent toutes les deux à l’avenir, les tenants de la prospective, se réclamant volontiers de la raison, ont souvent rejeté la science-fiction comme un pur produit de l’imagination. Mais nier le rôle que celle-ci joue dans l’élaboration des futurs possibles, et même dans la construction du futur, serait absurde. Ici en témoignent de manière très éloquente les articles de Roland Lehoucq et de Thomas Michaud. Science et science-fiction forment « un duo détonant » affirme R. Lehoucq, d’où surgissent des idées qui peuvent a priori sembler farfelues, puis devenir de réelles innovations.
Nous nous sommes aussi intéressés, en 2016, à l’utopie, avec notamment la publication du numéro spécial sur le « renouveau des utopies urbaines » piloté par Jean Haëntjens. Nous poursuivons sur la même voie, dans ce numéro, avec l’article de Nicole Morgan sur L’Utopie de Thomas More, dont elle est certainement une des meilleures expertes internationales : une œuvre qui fut publiée en 1516 alors, écrit-elle, qu’il « était fini le temps des cathédrales et [que] l’époque avait besoin de rêver à un conte léger pour adultes inquiets ». Mais L’Utopie est, sur le fond, beaucoup plus que cela : le fruit d’une recherche d’une bonne forme de gouvernement et d’un modèle de développement viable. Ainsi convient-il de produire et d’être utile en Utopie. Cela implique de « s’engager dans la production non pas de surplus et de l’inutile, mais de ce qui est nécessaire et utile », de concilier le plaisir individuel et la recherche du bien commun, ce qui n’est guère difficile, selon Thomas More, puisque « le plus grand plaisir de l’homme est l’altruisme ».
Resituant dans quel contexte historique et de quelle manière le philosophe politique qu’est Thomas More rédige son Utopie, N. Morgan n’hésite pas à écrire qu’elle permet, « au fil des siècles, de projeter sur la petite île imaginaire nos obsessions, fantaisies, rêveries, espoirs de retour à un passé qui ne reviendra pas ou à des matins qui chantent […] » Pour paraphraser une formule que j’apprécie, elle intervient à un moment de rupture, alors que l’ancien monde s’effondre, qu’une nouvelle ère s’amorce qui reste encore largement à inventer et à construire. Mais n’est-ce pas exactement ce qui caractérise la situation actuelle, avec la montée des incertitudes et, d’un côté, la tentation du repli et l’essor des mouvements populistes ; de l’autre, le besoin de reprendre goût à l’avenir et d’être mû par un projet qui nous motive et nous rassemble ?
Sans doute l’éventail des futurs possibles n’a-t-il jamais été aussi ouvert, aux pires comme aux meilleurs. Sans doute sommes-nous, en tout cas dans les pays occidentaux, confrontés à des défis majeurs. La question est pour nous – comme le disait si bien l’historien britannique Arnold Toynbee – de savoir si nous saurons les relever ou préfèrerons collectivement nous suicider [1]. Voilà qui nous ramène une fois de plus à la prospective, qui n’a pas la prétention de prédire l’avenir et dont l’effort d’anticipation n’a pour but que de nous permettre d’en être nous-mêmes un peu les artisans.
[1]. « Quand une civilisation arrive à relever des défis, elle croît. Sinon elle décline. Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre », Arnold J. Toynbee.