Revue

Revue

Le réveil de l’Europe ?

fr

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 448, mai-juin. 2022

Hermann Kahn, un des pionniers de la prospective au sein de la Rand Corporation, mettait déjà, en 1962, les prospectivistes au défi de « penser l’impensable ». L’association Futuribles International, rappelant que l’Histoire est rarement un long fleuve tranquille, eut donc la bonne idée de consacrer son rapport Vigie 2020 aux Scénarios de rupture à l’horizon 2040-2050, ce qui témoigne d’une heureuse vigilance.

Reconnaissons cependant que l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, l’intensité du conflit, y compris en raison de la résistance héroïque des Ukrainiens, sa durée et les ravages qu’il a déjà entraînés dans le pays, ont surpris la plupart des observateurs. Ceux-ci dénoncent la folle ambition de Vladimir Poutine de reprendre le contrôle des anciens pays satellites, sinon de « détruire l’Union européenne » comme le déclaraient au journal Les Échos (29 mars 2022) deux diplomates particulièrement avertis, au prix d’ailleurs d’une répression violente de ceux qui, en Russie, s’y opposent. Mais, comme le disait Jean Monnet, « c’est toujours dans les crises que l’Europe se révèle » : en quelques jours en effet, les 27 membres de l’Union ont fait preuve d’un heureux réveil, entraînant même la Suède, la Finlande et la Suisse, traditionnellement neutres, dans une possible alliance militaire. Que va-t-il advenir de la situation ?

Est-ce le début de la fin pour V. Poutine, comme certains l’imaginent, ou le début d’un conflit mondial durable ? Nul ne le sait, mais tous s’accordent à dire que la scène internationale en sera profondément bouleversée, pour le meilleur ou pour le pire, notamment pour les pays limitrophes de la Russie. Parmi ceux-là figurent les pays du Caucase du Sud (entouré, faut-il le rappeler, par la Russie, la Turquie et l’Iran) en proie à des « turbulences » que s’attache à décrire dans ce numéro Anton Eichberger, tout en explorant la compatibilité des valeurs de leurs habitants avec celles des populations d’Europe occidentale. Certes plus éloignés de l’Ukraine, à l’ouest de la mer Noire, les Balkans où, 17 ans après les accords de Dayton, les tensions restent fortes, font également l’objet d’enquêtes sur les valeurs permettant d’explorer si les pays penchent plus vers l’Ouest que vers l’Est. Max-Valentin Robert nous en livre une description tout en nuances, non sans évoquer le risque d’un « raidissement autoritaire » !

Après la pandémie de Covid, nonobstant une éventuelle sixième vague épidémique, ce conflit aux portes de l’Europe révèle, une fois encore, la vulnérabilité des pays d’Europe occidentale vis-à-vis de l’extérieur pour leurs approvisionnements, en matières premières, énergie, produits industriels et agricoles. Les tensions sur le pétrole et le gaz en particulier sont déjà sensibles. Remettront-elles en cause le « Pacte vert » ou inciteront-elles, au contraire, les pays européens à entreprendre enfin la transition énergétique souvent évoquée dans nos colonnes et si peu abordée, notamment par les candidats à l’élection présidentielle en France ? À en juger au travers des « Quatre scénarios pour la transition écologique » élaborés par l’Agence de la transition écologique (ADEME) et présentés dans ce numéro, la transition sera longue et difficile. A fortiori la mutation des transports, notamment au profit des chemins de fer pour lesquels plaide ici légitimement Catherine Vieilledent.

Ayant analysé les principales études prospectives sur l’énergie, Pierre Papon (comme du reste Pierre Veltz) montrait, dans notre précédent numéro (n° 447), combien la transition exigerait une stratégie rigoureuse à long terme, sinon un radical changement de société. Le nouveau rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) publié fin février 2022, sur les impacts du changement climatique et les politiques d’adaptation, ne dit pas autre chose. Au rythme actuel, nous marchons, comme l’affirme le secrétaire général des Nations unies, « les yeux fermés vers la catastrophe climatique ». La prévision, comme le montre dans ce numéro Olivier Maury, n’est pas vraiment en cause ; le problème réside dans notre incapacité à prendre les décisions qui s’imposent.

Notamment sous l’effet de la guerre en Ukraine, les prix des énergies et des denrées alimentaires augmentent, le pouvoir d’achat – certes fort inégal entre les Français – resurgit comme la première des préoccupations des électeurs français. Les spéculations sur la croissance économique reprennent, sans d’ailleurs que l’on prête plus d’attention aux indicateurs de bien-être et de développement durable, comme le suggérait dès 1912 (voici 110 ans !) Arthur Cecil Pigou [1]. Cette préoccupation souvent reprise depuis lors, par exemple par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la Commission européenne, a plus récemment été rappelée par Robert Habeck, ministre de l’Économie et du Climat dans la nouvelle coalition allemande. Un fait porteur d’avenir ?



[1] Pigou Arthur Cecil, Wealth and Welfare, Londres : MacMillan, 1912.

#Démocratie #Europe #Système de valeurs
This site is registered on wpml.org as a development site. Switch to a production site key to remove this banner.