Le précédent numéro de notre revue était très largement consacré aux relations entre science-fiction et prospective, aux apports de celle-ci à celle-là. Nous avons bien vu alors, notamment au travers de l’article de Gérard Klein [1], que les réflexions sur l’avenir relèvent de genres littéraires différents (utopie, dystopie, uchronie, science-fiction, prospective…) mais qui ne se distinguent pas si aisément…
En témoigne le dossier spécial orchestré par Jean Haëntjens sur les utopies urbaines que nous publions dans le présent numéro. Il ne sera pas question ici de remonter à la cité idéale vue par Platon, aux agencements de l’espace et du temps promus par les ordres monastiques, ou encore à la cité telle qu’elle était conçue par les humanistes de la Renaissance tels More et Campanella.
Ce dossier spécial porte essentiellement sur les utopies urbaines des XIXe et XXe siècles qui correspondent à deux époques bien différentes. En effet, le XIXe siècle est marqué par une abondante littérature utopique ; ses protagonistes peuvent être partisans du progrès technique (Fourier, Saint-Simon), militer pour le retour à la nature (Thoreau, Emerson) ou œuvrer pour la culture. Et chacun de ces courants conduit à un urbanisme différent : l’urbanisme « fonctionnaliste » et les grands ensembles, les cités-jardins et l’urbanisme pavillonnaire, la réhabilitation des quartiers historiques et le « retour à la rue ».
Cet élan atteint son point d’orgue avec les grandes réalisations utopiques que furent les villes de Brasilia et Chandigarh. Le Corbusier, concepteur de la seconde, considérait d’ailleurs que sa mission n’était rien moins que contribuer « au développement de la vie matérielle, sentimentale et spirituelle dans toutes ses manifestations, individuelles et collectives », et que ses « cités radieuses » seraient les premiers écrins d’un bonheur moderne imminent…
Les formes urbaines élaborées à cette époque continuent à servir de modèles à de nombreuses réalisations contemporaines. Elles ont aussi fait l’objet, depuis plus d’un demi-siècle, d’une contestation croissante inspirée à la fois par la monotonie de l’urbanisme fonctionnaliste, son incapacité à organiser un développement urbain satisfaisant, l’essor des préoccupations écologiques, et l’évolution des valeurs et des aspirations.
Il y a bien eu, dans les années 1960, une nouvelle génération d’architectes urbanistes visionnaires, réunis autour de groupes comme Archigram ou le GIAP (Groupe international d’architecture prospective). On pourrait aussi citer, dans un genre différent, la ville d’Auroville en Inde, inaugurée en 1968, qui a été fondée sur l’idée qu’« il doit exister sur Terre un endroit inaliénable, un endroit qui n’appartiendrait à aucune nation, un lieu où tous les êtres de bonne volonté, sincères dans leurs aspirations, pourraient vivre librement comme citoyens du monde ».
Mais, comme le rappelle Jean Haëntjens en ouverture de ce numéro, les visions de ces précurseurs étaient alors « trop foisonnantes et immatures pour pouvoir être projetées immédiatement dans de nouveaux modèles urbains ». Ce sont pourtant leurs idées qui, avec quelques décennies de retard, inspirent l’actuel retour des utopies urbaines.
Il ne s’agit pas de projets pharaoniques qui, comme celui de la ville nouvelle de Dubaï, Masdar, entendent défier les conditions climatiques du désert et devenir le symbole d’une architecture soucieuse des hommes et de l’environnement. Mais, de façon moins spectaculaire, des nombreuses initiatives qui, partant des habitants, des élus locaux, de groupes d’intérêt différents, voire d’entreprises, entendent promouvoir la ville durable, la ville intelligente, la ville créative. Certaines vont mettre l’accent sur le recyclage des déchets, la promotion de systèmes de transport doux, le verdissement de l’urbain. D’autres vont essayer de tirer parti des technologies de l’information et de la communication, y compris du big data, pour optimiser tous les flux, le transport des personnes, des biens, des données, voire promouvoir la ville créative…
Ce dossier spécial sur les utopies urbaines fourmille d’exemples qui révèlent, pour la plupart, la moindre influence des théories générales de la société idéale et, en revanche, le rôle croissant joué par les initiatives de multiples acteurs, y compris les habitants. Faut-il regretter les utopies d’hier, les cités parfaites rêvées par Platon, Aristote ou Campanella, la dure loi qu’imposait le phalanstère, ou se réjouir que le processus d’urbanisation se soit démocratisé, malgré – ne l’oublions pas – les contraintes fort nombreuses avec lesquelles il faut compter ?
Des contraintes qui sont autrement plus fortes dans les villes du Sud que dans celles du Nord. Ainsi, à la veille de la conférence Habitat III qui se tiendra à Quito en octobre prochain, Morgan Poulizac nous rappelle opportunément que si 2,7 milliards d’habitants vivent aujourd’hui dans des agglomérations urbaines, ils pourraient bientôt être 3,9 milliards et atteindre 5,1 milliards d’ici 2050.
Les défis qu’entraîne cette forte poussée démographique en zones urbaines sont donc considérables et les besoins de base à satisfaire, extrêmement urgents : eau, assainissement, logement, électricité…, sans même parler de la lutte contre la pauvreté qui est particulièrement importante dans les villes. L’urgence est telle qu’il n’est guère possible de transposer au Sud les modèles urbains du Nord ; il faut inventer d’autres formes d’urbanisme et d’autres types d’habitat. Morgan Poulizac donne ici divers exemples de l’inventivité dont font ainsi preuve de nombreux acteurs sur le terrain, mais ce numéro montre également que les initiatives locales, aussi louables soient-elles, ne peuvent à elles seules répondre à tous les besoins.
[1] « L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction », Futuribles, n° 413, juillet-août 2016, p. 29-52.