La scène internationale est marquée par tant de tensions et de conflits, latents ou déclarés, d’origines et de natures si diverses que l’on peine à s’en forger une représentation pertinente, a fortiori à en explorer les futurs possibles. Tout se passe comme si notre grille de lecture, notamment celle des spécialistes des relations internationales, était le produit d’une époque révolue, celle durant laquelle les relations internationales se résumaient essentiellement aux relations entre États. Or je crains que cette représentation du monde soit dépassée et, selon les termes d’Alfred Korzybski, que notre carte ne soit plus conforme au territoire, qu’elle soit en outre de plus en plus contestée.
Bertrand Badie l’explique très bien dans ce numéro lorsqu’il rappelle d’abord dans quelles circonstances – notamment les traités de Westphalie – sont nés en Europe les États modernes (et le droit international qui y est directement lié), ensuite comment l’Europe, depuis lors, a tenté de promouvoir dans le monde entier de tels États souverains supposés régler, sinon faire taire, les disputes internes, et résoudre au travers de relations interétatiques, bilatérales ou multilatérales, les conflits internationaux. Notre représentation du monde s’est ainsi forgée au prisme des États.
Nous devons nous interroger, comme le fait Bertrand Badie lui-même, sur la pertinence de cette représentation du monde eu égard aux bouleversements que l’on observe. Je n’insisterai ici que sur quatre phénomènes qui témoignent, à mon sens, de notre naïveté, sinon de notre myopie. Le premier résulte du fait que l’Occident, au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis de la Seconde, s’est ainsi imaginé qu’il allait pouvoir décider de la création d’États et en dessiner les frontières sans guère tenir compte des spécificités culturelles, ethniques, religieuses des populations qui se soumettraient, sans mot dire, à un tel diktat. Or, nous avons bien vu comment ces beaux arrangements institutionnels ont rapidement volé en éclats, sous l’effet précisément de revendications identitaires plus ou moins violentes et débordant largement les frontières.
Ce phénomène a en outre été amplifié par l’incurie de régimes dictatoriaux inaptes à gérer la dissidence autrement que par la violence, d’où une escalade de celle-ci à plusieurs niveaux géographiques. Une naïveté en cachant une autre, l’absence de maturité politique des acteurs en présence explique sans doute aussi, en partie, que les « printemps arabes » n’aient point aussitôt eu raison des dictatures et conduit, comme par enchantement, à l’instauration de régimes démocratiques.
Un deuxième phénomène tient à la multiplication des interdépendances internationales se traduisant certes par l’accroissement des échanges de biens et de services, mais plus encore, et notamment sous l’effet de l’essor des nouvelles technologies, par l’avènement du made in world que l’on observe très bien lorsqu’on analyse la chaîne de valeur de la plupart de nos produits, qui sont fabriqués à partir de composants venant de très nombreux pays. Et ce qui est vrai des biens l’est encore davantage concernant tout ce qui est aujourd’hui dématérialisé, à commencer par la finance. Ce phénomène ne fait sans doute que préfigurer ce qui est en train de se passer, de manière massive, avec le développement des flux de données de toute nature qui donnent naissance à de nouveaux risques à l’encontre desquels les États peinent à se prémunir. Au travers du big data se trouvent posées en termes très nouveaux la problématique de la liberté et de la sécurité aux niveaux individuel et collectif, ainsi du reste que celle de la marchandisation, par exemple du vivant…
Le troisième phénomène, intimement lié au précédent, tient à l’essor de groupes transnationaux, aussi divers sans doute que Daech ou les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), dont la puissance excède celle de nombreux États et dont la force réside précisément dans le fait qu’ils échappent à tout contrôle, jouent un rôle majeur dans le double processus de mondialisation et de décentralisation, dans le passage d’une logique de territoire à une logique de réseaux.
Plus personne n’est vraiment maître du jeu. Même les États-Unis, qui ont longtemps joué le rôle de gendarme du monde, semblent avoir compris qu’ils n’en avaient plus les moyens et être en train de renoncer au leadership qu’ils exercèrent au XXe siècle. En leur absence, et en l’absence simultanée d’une réelle politique européenne de défense, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (l’OTAN), comme le montre ici Jean-François Drevet, aurait elle-même peu de chances de pouvoir être un acteur de poids face aux turbulences et aux risques que comporte l’évolution de l’environnement géopolitique européen. Et ce qui est vrai de l’OTAN l’est sans doute encore bien davantage de l’Organisation des Nations unies, pur produit d’une représentation du monde dominée par des États, dont le nombre et l’impuissance n’ont cessé de croître.
Ce phénomène est amplifié à son tour par le fait que se multiplient les facteurs de rupture et leur imprévisibilité. Pour n’en prendre qu’un exemple, rappelons-nous que, voici un an encore, tous les acteurs s’accordaient pour considérer que le prix du baril de pétrole oscillerait autour de 100 à 120 dollars US. Il s’est depuis lors effondré (comme le prix de la plupart des matières premières) et bien malin est celui qui pourra dire combien de temps les pays producteurs vivant largement de leur rente, comme par exemple l’Arabie Saoudite, pourront supporter une telle baisse.
La scène mondiale s’est considérablement complexifiée, les acteurs se sont multipliés, les incertitudes se sont accrues, les institutions et procédures de régulation héritées du passé se trouvent dépassées. Plus que jamais la prospective en ces domaines s’impose donc. Mais pour l’entreprendre de manière féconde, sans doute est-il aujourd’hui indispensable de repenser notre système de représentation du monde, d’essayer de nous doter d’une autre manière de voir plus en phase avec les réalités.