Quelles limites au progrès ?
J’évoquais, dans un récent éditorial [1], le contraste entre deux interprétations de la crise, l’influence que celles-ci exercent sur nos représentations du futur souhaitable et la définition des politiques qui donc s’imposent. L’heureuse initiative du président de la République de lancer une démarche sur « la France en 2025 [2] » et, surtout, la teneur de ce nouveau numéro de Futuribles me conduisent à y revenir.
Je soulignais en effet la différence entre les deux analyses conduisant elles-mêmes à des politiques distinctes?: la première considérant la crise comme purement conjoncturelle, les politiques qui s’imposent devant alors conduire à renverser la trajectoire pour renouer avec un modèle s’inspirant des Trente Glorieuses ; la seconde interprétant cette crise comme résultant d’un monde qui n’en finirait pas de mourir, l’urgence n’étant pas alors de nous épuiser à restaurer l’ordre ancien mais plutôt de nous atteler à la construction d’un monde nouveau.
Je ne revendrai pas ici longuement sur les raisons qui m’amènent à considérer qu’il faudra bien 10 ans, sinon plus, pour venir à bout des handicaps accumulés par la France depuis tant d’années, qu’il s’agisse, par exemple, de son endettement public record ou de son sous-emploi endémique. Mais l’article de Gilbert Cette et Arnaud Sylvain, qui met en évidence la dégradation continue de la situation des entreprises françaises, vient accréditer mon point de vue. Je ne reviendrai pas non plus sur la crise du système de protection sociale, largement étudiée dans nos colonnes, la réforme bien trop timide des retraites ou l’illusion entretenue sur l’inversion à brève échéance de la courbe du chômage [3].
Mais s’agissant de l’alternative sus-évoquée, concernant la fin d’un monde ou les limites de notre modèle ancien de développement, il faut lire dans ce numéro l’article sur « les piliers d’un nouvel humanisme », qui prolonge et confirme ce qu’écrivait André Lebeau : « le désir de maintenir le cours naturel des choses jusqu’à ce qu’il soit trop tard est la plus grande menace que l’humanité fait peser sur elle-même ». Les auteurs de cet article, tous de formation scientifique, soulignent non seulement « l’illusion d’un système économique éternellement croissant » mais, peut-être plus fondamentalement encore, les limites des capacités humaines, elles-mêmes liées à celles d’un écosystème sous haute tension.
Tous les marqueurs du moment (changements climatiques, événements météorologiques extrêmes, acidification océanique, érosion de la biodiversité, épuisement des sols…) révèlent, selon eux, que nous sommes sur une pente critique. Ainsi, s’appuyant sur une analyse systémique, ils montrent comment, par exemple, la pollution issue des activités humaines entraîne de nouvelles pathologies pour l’homme, que « d’effets globaux (pour les rejets de gaz à effet de serre) en constats locaux liés à la vulnérabilité des densités humaines ou à l’augmentation des échanges […], de contaminations chimiques à demi-vie longue […] en condamnations de très long terme […], l’irréversibilité se fait chaque jour plus évidente » (p. 29).
Nous voyons ainsi revenir, sous une forme plus élaborée, le thème des limites à la croissance mis en exergue par le premier rapport au Club de Rome [4], qui montrait combien, la croissance démographique aidant, notre modèle de croissance économique était insoutenable en raison des prélèvements qu’il entraînait sur des ressources naturelles limitées, et des dommages qu’il causait à notre écosystème. Cette thèse a depuis lors subi de sérieuses critiques de la part de ceux qui croient à la capacité des systèmes à s’autoréguler, que ce soit par la magie des prix ou par l’inventivité humaine, notamment l’essor des sciences et des techniques.
C’est d’une certaine manière la question que soulève ici Jean-Michel Besnier, dans son article « L’humanité : une expérience ratée ? », qui renvoie à l’essor des NBIC (la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives) [5] et, surtout, aux rêves et aux cauchemars qu’elles peuvent susciter en raison des usages fort différents qui peuvent en être faits. On ne saurait certes sous-estimer les bienfaits de certains progrès techniques, à commencer peut-être par ceux qui permettent de substituer certaines ressources à d’autres, de limiter la consommation des ressources nécessaires à la satisfaction des besoins humains, de réduire le volume de nos déchets et d’en assurer le recyclage.
Mais désormais, et en raison même de la nature des NBIC, la question va plus loin. Elle concerne l’avenir de l’espèce humaine : les hommes sont-ils voués à disparaître, comme les dinosaures se sont éteints, à être « augmentés » grâce aux implants et prothèses destinés à booster leurs facultés, ou à être remplacés par une espèce inédite, le « posthumain », artificiellement produite grâce au progrès des technosciences ? Telle est en substance la question que pose J.-M. Besnier. Elle rejoint à l’évidence celle exposée dans Futuribles par Jean-Jacques Salomon, dans son article « Le clonage humain : où est la limite ? [6] », qui mettait en évidence les questions éthiques et philosophiques que pose aujourd’hui le progrès génétique, « comme hier celui de la bombe atomique ».
[1]. « Changer d’ère », Futuribles, n° 394, mai-juin 2013, p. 3-4.
[2]. Jouvenel Hugues (de), « La France en 2025 : l’initiative du gouvernement français », Note de veille, 26 août 2013, Futuribles International. URL : http://www.futuribles.com/fr/base/article/la-france-en-2025-linitiative-du-gouvernement-fran/. Consulté le 10 octobre 2013.
[3]. Méfions-nous des indicateurs, des statistiques et des prévisions. Amener le taux d’emploi (indicateur autrement plus pertinent que le taux de chômage) à 70 % en France – comme le préconisait la stratégie de Lisbonne – d’ici 2020 exigerait la création nette de quelque trois millions d’emplois…
[4]. Meadows Dennis et Donella, Behrens William, Ranger Jørgen, The Limits to Growth, New York : Universe Books, 1972 (traduction française : Halte à la croissance ?, Paris : Fayard, 1973).
[5]. Voir la célèbre étude Converging Technologies for Improving Human Performance, Arlington : National Science Foundation, 2002.
[6]. Futuribles, n° 221, juin 1997, p. 55-68.