L’instauration d’un “revenu d’existence” ne ferait qu’éluder le problème que la “société de marché” ne parvient pas à résoudre : comment assurer à tous le droit au travail qui seul confère aux individus une véritable citoyenneté. Pire, plutôt que de favoriser un partage plus équitable de l’emploi, elle risquerait de renforcer le clivage entre les actifs bien intégrés dans la sphère économique et les exclus voués aux activités informelles et précaires.
S’agirait-il d’un revenu minimum “insuffisant”, il ne saurait décourager ses bénéficiaires de chercher un emploi, mais permettrait de justifier que les emplois précaires et faiblement qualifiés – qui seuls augmentent – soient rémunérés en-dessous du minimum de subsistance (et les prestations sociales également réduites). Solution régressive donc, il aggraverait les inégalités entre les travailleurs “au rabais” et ceux qui disposent d’un vrai travail ; en bref, il accentuerait le caractère dual de notre société, confortant une tendance évidente à la contraction du volume de travail “rentable” et à sa monopolisation par quelques-uns au détriment des autres voués aux “petits métiers”.
S’agirait-il d’un revenu minimum “suffisant”, il pourrait rendre acceptable le développement de l’emploi intermittent, temporaire et à temps partiel et libérer du temps de tous pour des activités “vernaculaires”. Mais il est à craindre qu’il ne soit finalement considéré comme un salaire qui rémunère les activités informelles, en particulier domestiques et familiales, de la sphère privée, en raison de leur “utilité sociale” et ne les fasse tomber sous le contrôle de l’Etat. Au demeurant, le revenu qui leur serait ainsi “octroyé” par celui-ci placerait les individus en situation de dépendance et ne leur conférerait aucun des droits de citoyenneté qui reposent sur le droit du travail, c’est-à-dire sur le droit de toucher un revenu et de jouir de la plénitude des droits civiques que l’on obtient en échange du devoir de travailler dans la sphère professionnelle et point seulement informelle (micro-sociale et privée).
Bref, l’octroi d’un revenu minimum ne saurait suppléer à l’incapacité qui est la nôtre d’assurer à tous un véritable droit à l’emploi qui cependant demeure, dans nos sociétés, la condition première d’une pleine citoyenneté.
Revenu minimum et citoyenneté. Droit au travail vs. droit au revenu
Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 184, fév. 1994