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Sur le projet de réforme des retraites en France

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Quel est le problème ?

Le problème que soulève l’avenir de nos retraites est assez simple à comprendre. Celles-ci (j’évoque ici les régimes de base et complémentaire des salariés du privé) sont organisées sur une base assurancielle suivant le principe de la répartition : les actifs en emploi financent, au travers des cotisations sociales, les retraites des inactifs âgés, tout en accumulant des droits en vue de leur propre retraite.

Or la France est confrontée à une forte augmentation du nombre de personnes âgées du fait de l’arrivée à l’âge de la retraite des générations nombreuses du baby-boom et de l’allongement de leur espérance de vie, alors qu’au contraire sont arrivées à l’âge d’être actives les générations creuses du baby-krach. Il y a donc une dégradation du rapport de dépendance démographique entre le nombre de personnes d’âge actif et celui des inactifs âgés. Qui plus est, les personnes d’âge actif sont loin de toutes travailler, alors que la plupart des personnes ayant atteint la soixantaine ont acquis le droit de toucher des pensions de retraite. La dégradation du ratio de dépendance économique (entre le nombre d’actifs occupés et cotisants, et le nombre d’inactifs retraités) est donc encore plus importante. Enfin, les retraites sont pour les deux tiers financées par des cotisations sociales (pesant donc sur les salaires) et pour un tiers par des impôts et taxes affectées (dont la part relative n’a toutefois pas cessé de croître), pesant principalement sur les rémunérations du travail, et elles sont indexées sur les prix, leur montant initial, pour les salariés du privé, étant calculé sur le salaire moyen des 25 dernières années.

Les réformes paramétriques : utiles mais insuffisantes

Plusieurs moyens permettraient d’éviter la dégradation du ratio cotisants/retraités et de celui des recettes/pensions.

Concernant le ratio cotisants/retraités, il s’agirait : soit de mettre au travail les personnes d’âge actif aujourd’hui hors emploi, soit d’allonger la durée d’activité des actifs occupés, ce qui reviendrait à ne pas transformer automatiquement tous les gains de durée de vie en durée de vie de retraite, et à exiger que la durée d’activité s’allonge au détriment de la durée de retraite. Mais ces deux leviers ne pourraient être actionnés que si les besoins en main-d’œuvre augmentaient et si une véritable formation tout au long de la vie était instaurée.

Concernant le ratio dépenses/pensions, si les modalités de financement n’étaient pas modifiées, quatre mesures pourraient être envisagées : soit que les actifs occupés travaillent mieux, donc produisent plus de richesses (gains de productivité) ; soit que leur rémunération (donc que l’assiette des cotisations) augmente (par la répartition des profits) ; soit que le taux de cotisation augmente (donc que baisse le pouvoir d’achat des actifs occupés) ; ou que le pouvoir d’achat des retraités se réduise – à moins que la part des cotisations sociales ne cesse de se réduire, et les impôts et taxes d’augmenter plus que proportionnellement, cette dernière mesure n’étant pas sans danger en ce qu’elle modifie radicalement la nature assurancielle du système et son pilotage (voir ci-après).

Plusieurs réformes des retraites ont ainsi été adoptées dans le passé (1993, 2003, 2008, 2010, 2014) qui visaient, non sans un certain succès, en jouant sur les différents leviers sus-indiqués, à maintenir à peu près l’équilibre du régime général. Elles n’ont toutefois pas assuré la pérennité de celui-ci, ni entraîné l’abolition des régimes spéciaux, sauf marginalement au travers d’une compensation démographique (illustrée de manière emblématique par le régime des agriculteurs, métier caractérisé par une diminution très rapide du nombre d’actifs). Pour la fonction publique, la réforme de 2003 a permis un alignement des durées de cotisation sur celles du régime général, mais le taux de cotisation des fonctionnaires, son assiette et le montant des pensions leur assurent un avantage indéniable : à la différence de celles des salariés du privé, leurs retraites sont calculées sur la base des six derniers mois de salaire.

Le projet de réforme du Haut Commissaire à la réforme des retraites

Un souci d’équité amène le gouvernement français à vouloir instaurer un régime universel de retraite dans lequel seraient absorbés les 42 régimes obligatoires (dont 19 complémentaires et une douzaine de régimes spéciaux [1]), sur le modèle unique des retraites complémentaires de l’Agirc et de l’Arrco, actuellement appliqué aux salariés du privé, donc par points.

Le tollé que ce projet suscite résulte de deux types de motifs :

– les premiers tiennent au fait qu’en voulant abolir les régimes spéciaux, il entend supprimer les privilèges particuliers de certaines professions et éventuellement faire main basse sur les réserves que certains régimes, assez rares, ont eu la sagesse de constituer grâce à un pilotage éclairé et responsable ; mais, en revanche, faire supporter par le régime général les dettes latentes des autres ;

– les seconds tiennent au fait qu’il entend confier le pilotage de cette retraite à l’État, au détriment des partenaires sociaux qui en avaient jusqu’à présent la responsabilité et, au passage, transformer un système basé sur un principe assuranciel en un système relevant davantage de l’assistance, et dont déciderait souverainement le pouvoir politique, y compris au risque de confondre les comptes de l’État avec ceux de la Sécurité sociale qui, rappelons-le, est une structure privée.

Oui à l’établissement d’un système universel

Concernant la fusion des régimes nonobstant leurs particularités, le souci d’équité me paraît parfaitement légitime dès lors que certains régimes spéciaux constituent des privilèges exorbitants, peut-être justifiés à l’origine mais très contestables aujourd’hui, et dont l’équilibre ne peut être désormais assuré que par une contribution de l’État qui s’élève à plus de sept milliards d’euros par an. Rappelons en effet que le nombre de trimestres nécessaires pour bénéficier d’une retraite à taux plein n’est pas identique entre les salariés du privé, les fonctionnaires et les ressortissants des régimes spéciaux, qu’en outre le montant des pensions n’est pas calculé de la même manière pour chacun d’eux : sur les 25 meilleures années pour les salariés du privé, sur les rémunérations des six derniers mois pour les fonctionnaires. Maintenir les régimes spéciaux exigerait donc, pour qu’ils parviennent par eux-mêmes à équilibrer leurs comptes, qu’ils augmentent dans des proportions importantes les cotisations, ou qu’ils réduisent très sensiblement le montant des pensions, à moins qu’ils comptent toujours sur une aide plus importante de l’État et donc des contribuables ou, en cas de fusion, que leurs dettes latentes soient supportées par les salariés du privé.

La finalité de la réforme promue par le Haut Commissaire à la réforme des retraites, dès lors que la cotisation serait la même pour tous sur la totalité des revenus dans la limite de trois fois le plafond actuel du régime de base de la Sécurité sociale (soit 120 000 euros bruts annuels) et qu’elle garantirait une retraite au minimum égale à 85 % du SMIC, semble judicieusement concilier « contributivité » et redistribution. En revanche, l’on peut s’interroger sur le fait de faire supporter aux régimes qui ont été bien gérés la charge de ceux qui ne l’ont pas été correctement, à moins bien entendu que l’État prenne en charge ces dettes, soit en augmentant les impôts, soit en augmentant la dette publique. Deux questions différentes en conséquence se posent : d’une part celle de l’alignement de tous sur un même régime, qui paraît fort légitime ; d’autre part celle de l’apurement du passé qui, sans doute, mérite débat.

S’agissant de l’instauration d’un régime unique, reste à savoir de quelle manière la conduire de manière progressive (par exemple, l’alignement prévu sur un taux de cotisation identique), sans toutefois qu’elle s’étale sur une période trop longue (ce qui condamne la clause dite du grand-père [2]). Si l’objectif poursuivi est salutaire, la démarche pour y parvenir risque d’être semée d’embûches et c’est sur celle-ci sans doute que s’impose une négociation avec toutes les parties concernées, afin de veiller au fait que certains ne soient pas outrageusement pénalisés et d’autres excessivement avantagés. On ne saurait cependant faire l’impasse sur les inégalités en termes de rémunération, ni sur la pénibilité de certains métiers. Une réflexion sur l’équité ne peut éluder ce problème qui joue un rôle important, aussi bien pour les actifs au travail que pour les retraités, et qui révèle l’importance de négociations qui ne sauraient être menées sans les partenaires sociaux.

Non à l’étatisation

Quant au fait d’écarter les partenaires sociaux, et de faire de l’État le seul maître à bord du régime universel et l’unique arbitre du financement de ce régime, notamment quant à la part relative des cotisations et des impôts, voire de noyer à terme les retraites dans la loi de finances, cela entraînerait une rupture majeure qui peut être lourde de conséquences sur le plan politique et financier. Ce serait faire fi du dialogue social, précisément au moment où les élites dirigeantes sont plus que jamais contestées, et du discrédit dont souffre l’État avec une dette publique qui n’a cessé depuis 40 ans d’augmenter, et entraînerait en définitive un changement de nature des retraites, d’un système assuranciel à un système d’assistance. À moins – et ceci constituerait une autre voie de sortie de la controverse que suscite le projet actuel – qu’il soit bien établi une distinction entre ce qui relève d’une fonction assurancielle reposant sur une base contributive, et ce qui relève d’une fonction redistributive, la seconde pouvant relever de l’État.

Une troisième voie est possible

Y a-t-il une voie intermédiaire entre la préservation du passé et la nationalisation des retraites ? Celle-ci devrait-elle nécessairement éviter que les impôts et taxes représentent une part croissante du financement des retraites, donc que le système conserve son caractère assuranciel ? Oui, assurément, sous réserve que ses gestionnaires, donc les partenaires sociaux, soient en capacité d’arbitrer les efforts contributifs des générations, non en s’érigeant en gardiens des privilèges de certaines catégories sociales – y compris au détriment de l’emploi – mais en s’orientant résolument vers une forme de flexisécurité, notamment quant à l’étalement de la durée d’activité sur la durée de vie qui est, en France, particulièrement restreint au regard des autres pays européens, et où, passé 45-50 ans, il devient extrêmement difficile de trouver un nouvel emploi. Ceci renvoie une fois encore aux dysfonctionnements du marché du travail dont témoignent le faible niveau du taux d’emploi en France, ainsi que la panne de l’ascenseur social.

C’est un pari à faire qui exigera beaucoup de renoncements de la part de toutes les parties prenantes, y compris de la part des personnes âgées. Mais nul n’est à même de décréter la croissance économique ni a fortiori de prévoir à long terme comment évolueront les salaires et le pouvoir d’achat des retraités. Ceux qui prétendraient le faire sont des menteurs. Et ceux qui veulent que l’on ne touche à rien sont sans doute aveugles ou excessivement attachés à leurs privilèges singuliers. Faire société est une expression à la mode, mais cette fonction ne peut pas être déléguée à l’État, auquel il incombe en revanche de fixer des règles communes à tous et d’en imposer le respect.

Pour aller plus loin

Angoulvant Jean-Claude, « Réforme des retraites : enjeux et dérives. Ne pas jeter les régimes complémentaires avec l’eau du bain bismarckien », Futuribles, n° 430, mai-juin 2019, p. 59-80.

Bichot Jacques, « Retraites : vivement le régime unique ! », Futuribles, n° 430, mai-juin 2019, p. 81-85.

Bichot Jacques, « Retraites : pour une réforme choc. Pourquoi et comment unifier rapidement les trois douzaines de régimes existant en France ? », Futuribles, n° 423, mars-avril 2018, p. 79-86.

Voir aussi la vidéo-interview de Jacques Bichot, le 6 mars 2018, lors de la table ronde de Futuribles International « : La réforme des retraites : quelle réforme ? »

Boone Laurence et Goujard Antoine, « La France, les inégalités et l’ascenseur social », Futuribles, n° 433, novembre-décembre 2019, p. 5-18.

Chaperon Pierre, « Sur l’unification des régimes de retraite. Les enseignements de l’expérience Agirc-Arrco », Futuribles, n° 424, mai-juin 2018, p. 69-82.

Yvoire Arnauld (d’), « Radioscopie des retraites en France », Futuribles, n° 423, mars-avril 2018, p. 59-77.

Et parmi les études de Futuribles International :

Calot Gérard et Chesnais Jean-Claude (sous la dir. de), « Le vieillissement démographique dans l’Union européenne à l’horizon 2050 », collection TRP n° 6, octobre 1997, 248 p.

Granrut Charles (du), Jouvenel Hugues (de) et Parant Alain, « Vers une prospective des retraites en France à l’horizon 2030 », collection TRP n° 9, octobre 1998, 224 p.

Jouvenel Hugues (de) (sous la dir. de), « Un essai de prospective sur les retraites en France à l’horizon 2040 », collection TRP n° 14, octobre 2001, 207 p.

Jouvenel Hugues (de) et Parant Alain, La Solidarité au défi du vieillissement démographique, rapport d’étude, 2013, 164 p.

Jouvenel Hugues (de) et Parant Alain, L’Avenir du système français de protection sociale, 2013, 170 p.



[1] Les 10 régimes spéciaux définis par le code du travail comptent 418 776 cotisants, soit 1,4 % de la population active, pour 930 277 bénéficiaires de pensions de retraite, selon les estimations de la Commission des comptes de la Sécurité sociale (CCSS) pour 2019. En intégrant la fonction publique et les régimes assimilés à des régimes spéciaux, ce total grimpe à 4,7 millions de cotisants, soit 15,7 % des actifs, et 4,3 millions de bénéficiaires.

[2] C’est-à-dire une entrée en vigueur ne s’appliquant qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail.

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