Les efforts d’anticipation sont vieux comme l’humanité. Mais la prospective s’est structurée comme discipline surtout à partir des années 1940-1950, période qui, selon Bernard Cazes[1], a connu un double processus de professionnalisation et d’institutionnalisation de ses pratiques. Depuis, celles-ci évoluent en fonction du contexte, des cultures, des besoins, des outils disponibles dans d’autres disciplines. Cette page fournit quelques éclairages sur l’histoire de la prospective.


[1] Cazes Bernard, Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de saint Augustin au XXIe siècle, Paris : L’Harmattan (coll. Prospective), 2008

Aux origines du mot « prospective  »

« Prospectif/ve » dérive directement du latin tardif prospectivus — a, um — : qui permet de voir loin, d’offrir une perspective (selon le Centre national des ressources textuelles et lexicales du CNRS).

Historiquement, cet adjectif qualifie ce qui est tourné vers l’avenir : on parle ainsi de regard prospectif, d’un état d’esprit prospectif (Gaston Berger), d’une approche prospective des enjeux. La prospective est déjà connue à la Renaissance au sens de « faculté de prévoir ».

François Villon, à la fin de son Petit Testament de 1456, la présente comme une faculté intellectuelle en relation avec la mémoire, l’estimative (jugement avec mesure), la formative (capacité à imaginer) et la similative [1].


[1] André Burger présente dans son Lexique l’explication des termes employés, les facultés qui sont en relation avec la prospective. Ainsi, l’opinative, fausse ou vraie, est la « faculté de former un jugement », l’estimative est la « faculté de former les jugements de valeur », la prospective est la « faculté de prévoir », la similative est la « faculté de comparer », tandis que la formative serait la « faculté de former les concepts, les idées ». Voir Burger André, Lexique complet de la langue de Villon, Genève : Droz, 1974.

 

 

1930-1960 : naissance et fondements

Historiquement, la naissance et le développement de la prospective comme discipline sont liés à un besoin d’anticipation de la part de décideurs. La prospective s’est développée depuis les années 1930, dès lors qu’il est apparu nécessaire à certains acteurs d’appuyer des décisions qui engageaient durablement le futur sur des anticipations solides. Dans tous ces premiers travaux, il s’agit de connaître, de comprendre et d’anticiper avant que de décider et d’agir.

Dans les années 1930, lorsque Roosevelt décide que pour remédier à la crise, l’État fédéral doit intervenir dans les domaines économiques et sociaux (New Deal), il commande une étude sur les grandes tendances sociales. Puis ce sera essentiellement pour répondre à des préoccupations militaires, dès les années 1940, que se développeront les premiers travaux de prospective. L’armée de l’air américaine demande ainsi à Theodore von Kármán une étude sur les progrès techniques qui pourraient avoir un intérêt militaire (Towards New Horizons, 1947), et surtout confie, quelques années plus tard, à Douglas Aircraft, la responsabilité d’un projet de recherche-développement (projet Rand) sur les aspects non terrestres des conflits internationaux.

En France, dès la fin des années 1950, Gaston Berger réinvente le terme de prospective dans un article paru dans La Revue des deux mondes (n° 3, 1957). En 1960, Bertrand de Jouvenel forge le concept de « futuribles », et crée le Comité international Futuribles. L’un et l’autre sont animés de préoccupations plutôt humanistes et sociales. Les travaux de prospective sont alors publiés dans deux publications : la revue Prospective du Centre d’études prospectives de Gaston Berger, les bulletins « Futuribles » publiés par la SÉDÉIS (Société d’études et de documentation économiques, industrielles et sociales) à partir de 1960.

À partir des années 1960 : structuration méthodologique et institutionnelle

« La prospective » en tant que substantif apparaît dans les années 1960 et renvoie aux travaux sur l’avenir qui se développent dans la sphère publique, principalement aux États-Unis et en France. Cette époque est celle de la création de nombreux organismes dédiés à la prospective, sur des initiatives soit privées, soit publiques. Dans tous les cas, les soutiens publics et ceux des grandes fondations ou entreprises sont essentiels au développement de ces organismes.

En France, l’association internationale Futuribles est créée en 1968 et poursuit les travaux du Comité international Futuribles et ceux du Centre d’études prospectives de Gaston Berger (décédé en 1960). Elle entretient des liens de plus en plus étroits avec le Commissariat général du Plan et avec la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) qui sont les deux principaux instigateurs de démarches de prospective au service de l’élaboration des politiques publiques (les Plans, l’aménagement du territoire).

À l’échelle européenne et internationale, c’est aussi la conscience des grands enjeux mondiaux et le mouvement pacifiste qui portent le développement de la prospective. On peut ainsi mentionner le groupe Mankind 2000 créé par James WeIlesley-Wesley sous l’égide de Robert Jungk, ou encore les travaux du pacifiste Johan Galtung.

Dans les années 1960 et 1970, de très nombreuses méthodes formalisées de prospective voient le jour. Des discussions méthodologiques très riches animent la communauté des prospectivistes et des planificateurs. On trouve dès cette période une diversité d’approches, y compris dans les modalités d’élaboration et les usages des scénarios. Ainsi Herman Kahn insiste-t-il sur l’intérêt des scénarios très « tendanciels » tandis qu’Hasan Özbekhan inverse le cheminement traditionnel et développe des scénarios « d’anticipation » qui partent du futur pour aboutir au présent [1].

Ce corpus méthodologique permet la naissance des premiers enseignements de prospective qui se développent en France dans les années 1980. Michel Godet est nommé professeur du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) en 1982, avec la création de la chaire de Prospective industrielle. Futuribles développe également ses premières formations à la prospective dans les années 1980.

« Le prospectiviste » devient ainsi un terme en vogue dans les années 1970 et 1980, qui qualifie le « spécialiste, l’expert de la prospective » en tant que discipline. En 1976, est créée la World Futures Studies Federation (WFSF), qui vise à réunir ces « prospectivistes » et à faciliter leurs interactions.

La prospective se développe dans les organismes multilatéraux [2], notamment à l’Organisation des Nations unies (rapport Léontief, The Future of World Economy / L’Avenir de l’économie mondiale, ONU, 1976), à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, programme Interfuturs dirigé par Jacques Lesourne et donnant lieu à un rapport en 1979), plus tard à la Commission européenne où Jacques Delors crée une « cellule de prospective » en 1989.


[1] Voir notamment : http://www.laprospective.fr/dyn/francais/memoire/trp/methode-scenarios-trp-59-1975.pdf

[2] Duhautois Sibylle, Un Destin commun ? Études sur le futur dans les organisations internationales et formation d’une conscience globale pendant la guerre froide (1945-1989), thèse, PhD diss, Sciences Po Paris, 2017.

Années 1990-2000, renouvellement des acteurs et essor de la participation

Avec son développement, la prospective prend des formes plus diverses, plus diffuses, moins clairement identifiables.

Alors que les grandes commandes publiques s’essoufflent progressivement, ce sont les acteurs privés (Shell, EDF, General Electric, etc.) qui s’emparent de la prospective comme outil d’aide à l’élaboration de leurs stratégies à long terme.

Les crises des années 1970, la fin de la guerre froide semblent entraîner une baisse de la demande de prospective dans les organes internationaux, du moins sous la forme de grands projets très ambitieux. La prospective se fond davantage dans les pratiques des institutions, sans nécessairement disposer de programmes très visibles.

C’est le cas aussi en France où, progressivement, le Commissariat général du Plan et la DATAR perdent leurs fonctions planificatrices.

À partir des années 1990 et des mouvements généraux de décentralisation en Europe, la prospective territoriale se développe aussi fortement comme outil d’aide à l’élaboration des politiques publiques régionales et locales.

En termes de méthodes, c’est à partir des années 1990 que se développe une prospective plus participative, de plus en plus attachée à l’association des parties prenantes aux réflexions sur le futur.

Au début des années 2000, face d’une part aux difficultés des institutions à penser l’avenir, et d’autre part au développement des initiatives locales, à une société civile plus créative, selon le rapport Prospective, débat, décision publique réalisé par Jean-Paul Bailly pour le Conseil économique et social en 1998, l’approche de la « prospective du présent » est proposée. La prospective du présent propose un processus continu d’apprentissage et d’écoute des acteurs, avec une « lecture aiguë » du présent. Il s’agit d’imaginer ensemble des futurs souhaitables, et de les rendre possibles. Elle ne s’exerce donc pas en amont de la décision. « La prospective du présent vise à développer une intelligence collective des situations [1], partagée par tous les acteurs concernés, susceptible de déboucher sur un “agir ensemble” tout au long des processus de décision futurs » (Édith Heurgon) [2].


[1] On note que ce produit du travail de la prospective n’est pas spécifique à cette approche. Ainsi, Jean-François de Andria, directeur du Plan et de la Stratégie du groupe Renault, dans Prospective stratégique d’entreprise (Paris : Dunod, 2001), indique que l’apport déterminant de la prospective est celui d’un remaniement des représentations permettant le renforcement des capacités de compréhension de l’environnement et donc d’action.

[2] Heurgon Édith et Laudier Isabelle, « Prospective du présent : co-construisons des visions d’avenir », Caisse des dépôts, 10 juin 2020. URL : https://www.caissedesdepots.fr/blog/article/prospective-du-present-co-construisons-des-visions-davenir. Consulté le 19 octobre 2022.

 

Les années 2010-2020… : diversification des approches

Les « transitions », aiguillon ou poison de la prospective ?

Depuis le début des années 2010, le terme de transition s’est considérablement développé. Les « transitions », qui peuvent couvrir le numérique, l’écologie, le vieillissement, intègrent généralement la prise en compte de tendances mais affichent aussi des objectifs et les moyens de les atteindre. De ce point de vue, elles apparaissent comme de nouvelles formes d’orchestration de l’action publique sur le temps long, comme a pu l’être la planification. L’accompagnement ou l’organisation de ces transitions est le support de nombreux travaux de prospective, notamment dans les domaines de l’environnement (climat, ressources, etc.), de l’énergie, mais aussi dans des domaines de société (la « transition démocratique » par exemple). Souvent ces transitions sont cependant marquées par l’affichage d’objectifs peu réalistes, et non appuyés sur des travaux de prospective rigoureux. Leur multiplication et leur faible articulation peuvent conduire à une relative inefficacité.

Le thème de la « transition » a favorisé le renforcement des liens entre l’exploration des possibles et la fabrique du souhaitable. Ces deux dernières décennies, les dialogues se sont approfondis entre acteurs, experts, citoyens pour explorer les réponses possibles face aux grandes transitions, pour permettre la reconnaissance et l’émergence d’acteurs du changement et d’actions collectives en vue de construire des futurs souhaitables.

On les trouve notamment en France dans les « labs » d’innovation ouverte, les diverses « fabriques du futur », l’Institut des futurs souhaitables.

Imaginaires et design fiction

Depuis les années 2010 environ, les travaux de prospective recourent aussi plus significativement aux imaginaires, probablement à la fois sous l’effet d’un contexte contre-utopique de plus en plus marqué, d’un éventail de possibles qui semble se restreindre, et d’une place croissante de la fiction dans nos représentations. Les imaginaires et dépassements de la science-fiction sont très prégnants aux États-Unis (voyage vers Mars, transhumanisme, métavers…) et nourrissent les visions stratégiques d’acteurs majeurs.

Par exemple, le Réseau université de la Pluralité créé à la fin des années 2010 se fixe pour objectif « d’explorer et d’ouvrir la possibilité de futurs alternatifs, en mobilisant les ressources de l’imagination (art, fiction, spéculation…) ». L’intuition qui en est à l’origine « est que la transformation écologique et sociale passe par le questionnement des représentations héritées du passé, par la capacité à imaginer d’autres mondes et d’autres manières d’être au monde. »

Les pratiques du design fiction se développent depuis quelques années. Le design fiction repose sur la construction de visions « disruptives » de la société, sans volonté d’anticiper ce qu’il adviendra. Les fictions produites visent à questionner les usages, normes et valeurs dominants. Souvent des prototypes d’organisations sociales, de solutions, d’objets, de modèles d’affaires nouveaux sont ensuite explorés.

Développement des scénarios de crise et de rupture

Autre inflexion significative des dernières années, le développement des approches selon des scénarios de crise ou de rupture qui ne visent pas nécessairement à décrire des futurs probables, mais des futurs possibles à probabilité d’occurrence variable mais à très forts impacts. Leur objectif est notamment de susciter la prise de conscience de certains risques, de favoriser autant que possible leur prévention, la réduction de leurs impacts, la capacité des populations et des organisations à y faire face et à s’en relever, dans des situations de perte de contrôle des leviers classiques d’action. Un scénario de crise conduit à penser en dehors du cône des possibles en se posant la question du sens de l’action, des frontières des organisations, voire de leur raison d’être.

De nombreux travaux de ce type sont ainsi menés sous l’angle de la « résilience ».

De la participation à la « littératie des futurs »

Le mouvement de participation et d’association des parties prenantes, pluridécennal, a donné lieu au mouvement de la « littératie des futurs » qui en est une forme d’extension. L’idée fondamentale est que les futurs que nous imaginons définissent les potentiels que nous voyons dans le présent et que la démocratie doit donc porter sur la manière dont se dessinent et se construisent les avenirs. Promue par l’UNESCO et portée par Riel Miller, cette approche [1] doit permettre de développer les compétences qui permettent de créer et d’explorer l’avenir de manière collaborative, par la formation, la pratique. Le développement d’un état d’esprit propre à l’anticipation et la prise en compte des biais cognitifs sont déterminants. Cette « capabilité » s’applique à la vie personnelle, professionnelle, aux sujets d’action collective.

L’intégration des aspects culturels, la création « d’espaces de changement » : la causal layered analysis

Pionnière dans la prise en compte des aspects culturels, l’approche promue par Sohail Inayatullah propose un cadre d’analyse et une méthode de travail. Le cadre recommande de travailler sur plusieurs niveaux d’analyse et leurs relations : les discours récurrents et leurs origines, l’analyse du système (les variables et leurs relations), les visions du monde des acteurs, et un niveau symbolique, correspondant aux archétypes présents ou mis en avant dans les visions de l’avenir (mythes, modèles…, tels l’effondrement, la renaissance, etc.). La méthode vise à déconstruire la question étudiée avant de créer des espaces de changement ; il s’agit de construire des futurs alternatifs et non de prévoir l’avenir. Cette approche s’est fortement développée depuis une vingtaine d’années dans de nombreuses régions du monde, notamment en Asie et en Océanie.

Hybridation des approches

La plupart des responsables se trouvent aujourd’hui face à un paradoxe : l’obligation de se projeter en univers non seulement incertain mais en partie imprévisible, et celle concomitante de prendre des décisions qui engagent l’avenir (des politiques publiques, des investissements), y compris pour réduire les risques et se préparer aux crises.

Le corpus de la prospective s’est enrichi depuis 70 ans et offre aujourd’hui une large palette d’approches et de techniques qui peuvent aider à résoudre ces paradoxes et favoriser la construction collective de futurs souhaitables. Les approches qui se révèlent efficaces sont généralement celles qui allient une bonne capacité d’analyse et une forte mobilisation des acteurs du changement. Les recettes magiques de la bonne prospective n’existent pas ; en revanche, de très nombreux ingrédients sont disponibles.


[1] https://fr.unesco.org/futuresliteracy