Pourquoi parler de la taxe carbone aujourd’hui ? Ne devrait-on pas abandonner l’écologie punitive à l’heure où les difficultés économiques continuent de frapper les ménages et les entreprises françaises ? Ou, au contraire, la cause climatique n’est-elle pas entendue et les moyens tranchés depuis longtemps en faveur du marché européen du carbone ? C’est le mérite de ce livre, bref mais dense, que d’aborder de front ces questions.
Fruit de 25 ans de travaux scientifiques menés au CIRED (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement), cet ouvrage propose à la fois une élucidation des conditions économiques de fonctionnement de la taxe carbone, une méditation sur les échecs politiques de la mise en place de cette taxe, et un programme pour faire de la taxe carbone un instrument clef de la transition vers un nouveau contrat social.
Les auteurs voient dans la taxe carbone une idée d’avenir. Pas seulement parce qu’elle permet de limiter le changement climatique au bénéfice des générations futures. De telles considérations sont rarement opérantes en politique à cause d’un conflit des urgences entre le long terme et le court terme : à la préservation de l’environnement est préférée l’amélioration du sort des moins bien lotis. Au lieu d’opposer ces deux urgences, les auteurs plaident pour que l’on réponde aux exigences du futur en conjurant les difficultés, notamment économiques, du présent.
La description du fonctionnement de la taxe carbone permet de préciser comment elle donne les moyens d’échapper au conflit des urgences. La taxe carbone est un signal incitatif, qui renchérit les émissions de gaz à effet de serre et vise à changer les comportements. Mais cet aspect, régulièrement rappelé par la vulgate économique, n’est pas le plus essentiel pour les auteurs, qui insistent sur l’affectation des recettes de la taxe. Celle-ci doit être conçue de manière spécifique et ciblée pour éviter le renchérissement des coûts qui se propagent le long de la chaîne de production. Dans certaines conditions, le recyclage du produit de la taxe carbone peut diminuer considérablement le coût des politiques climatiques et enclencher un cercle vertueux. Le cas d’une baisse des cotisations sociales en contrepartie de la taxe est ainsi présenté en détail. Taxer le carbone plutôt que prélever des revenus proportionnellement au travail aurait plusieurs effets bénéfiques, comme un allègement de la facture pétrolière de la France et donc une amélioration de la balance extérieure. Au niveau des entreprises, la taxe carbone ainsi conçue peut éviter que l’emploi soit une variable d’ajustement car elle est prélevée sur les consommations d’énergie qui varient avec le niveau d’activité, contrairement aux cotisation sociales qui varient avec le niveau d’emploi. Avec une baisse des cotisations sociales, conserver un employé en cas de coup dur devient ainsi moins coûteux.
À travers ces effets et d’autres, l’ouvrage montre ainsi de manière convaincante comment la taxe carbone peut être mise au service d’une refondation du contrat social.
Les conditions de succès d’une taxe carbone ont peu de rapport avec ce qui est le plus discuté, à savoir l’ampleur du signal-prix et son effet d’incitation. Elles dépendent de l’utilisation des recettes de la taxe et de l’association de la taxe carbone à une réforme plus large de la fiscalité qui impliquerait les partenaires sociaux. Un retour d’expérience sur les différentes tentatives, en France et en Europe, d’instaurer une taxe carbone appuie cette analyse théorique. Cette partie est fort intéressante car elle offre un témoignage de première main sur 30 ans de fiscalité environnementale en situation concrète.
Deux situations sont étudiées plus précisément en détail. La première est celle de la taxe Ripa de Menea, du nom du commissaire européen qui la proposa en même temps que s’ouvraient les négociations internationales sur l’effet de serre, au début des années 1990. La seconde est celle de la taxe carbone voulue en France par le président Sarkozy. Alors que la commission Rocard préconisait la mise en place d’une taxe carbone, assortie d’une négociation entre partenaires sociaux sur l’usage du produit de la taxe, les déclarations politiques, pour faire vite et simple, firent privilégier un recyclage direct de la taxe aux ménages. Cela fit au final capoter la taxe. Dans les deux cas, les auteurs montrent les effets de brouillage que peuvent produire des idées simples issues de la théorie économique, des arguments antifiscalité activés de manière réflexe et le traitement hâtif, pour ne pas dire désinvolte, de la question par le personnel politique.
Aborder la taxe carbone sous un angle purement environnemental est ainsi une raison des échecs persistants de sa mise en place. A contrario, le lien entre fiscalité carbone et réforme fiscale d’ampleur est au cœur de la réussite de la taxe carbone suédoise instaurée dès 1992.
Le problème pointé par l’ouvrage dépasse le cadre de la seule question climatique : c’est celui de la fragmentation des expertises et des militances qui empêche d’articuler les diagnostics sur les différentes tensions qui minent notre société et les réformes pour les mettre à distance. La proposition des auteurs de fonder un autre contrat social en partant de la question de la taxe carbone cherche justement à redonner une vision d’ensemble. Elle vise aussi à former une coalition politique capable de soutenir de telles réformes, qui aille donc au-delà des seuls convaincus de l’urgence climatique.
On lira avec attention les dernières pages du livre, où la question de la fiscalité carbone est élargie à celle de la finance climat. Les suggestions pour réformer la finance et la mettre au service du financement de la transition énergétique sont nombreuses et ne manqueront pas de faire réfléchir.
De manière analogue à la taxe, la question climatique est ici encore le levier pour encadrer un système financier qui enferme entreprises et particuliers dans une tragédie des horizons. Il force à prendre des décisions sur la base du rendement financier de court terme là où les acteurs économiques cherchent à se projeter dans le futur. L’ouverture sur le très long terme que demande la lutte contre le réchauffement climatique offre ainsi l’occasion de desserrer ces contraintes et de regagner en partie la maîtrise de son destin. L’enjeu est à la fois national et international.
Les discussions autour de la finance climat sont en effet cruciales dans la mise en œuvre de l’accord de Paris, comme en témoignent les derniers débats de la COP23 (23e conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, novembre 2017). Les idées d’avenir explorées dans ce livre sont aussi des questions d’actualité.