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Enseignement supérieur : pour quoi faire ?

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 424, mai-juin. 2018

Au-delà des revendications en lien avec l’évolution des mœurs (celle des garçons de pouvoir aller dans les chambres des filles au sein des résidences universitaires), de la contestation de l’impérialisme américain (sur fond de guerre au Viêt-nam), les manifestations du printemps 1968 en France reposaient sur une vive contestation de l’enseignement supérieur. On y comptait alors de l’ordre de 500 000 étudiants au profil social très homogène (un enfant d’ouvrier avait 1,4 chance sur 100 de faire des études supérieures contre 58,8 chances sur 100 pour un enfant de cadre supérieur). L’enseignement revêtait essentiellement la forme de cours magistraux et visait principalement au transfert de savoirs académiques relativement déconnectés de la vie économique, sociale, politique. J’arrêterai là ce bref rappel historique pour en venir rapidement aux évolutions observées depuis lors.

Comme l’explique bien Jean-François Cervel dans ce numéro, de nombreuses lois sont intervenues depuis 1968, dont l’objectif était de passer « d’une situation où les universités étaient le ventre mou du système [d’enseignement supérieur], se trouvant coincées entre les Grandes Écoles et les organismes de recherche, à un système où elles devaient devenir l’élément central du dispositif en matière tant de formation que de recherche et de relation à l’économie et à la société ». Mais, aussi louable que fût cet objectif, le système ainsi composé de trois blocs fonctionnant chacun selon des principes et des règles de gestion différents est resté assez figé, y compris, sans doute, en raison de l’accroissement très important du nombre d’étudiants (2,5 millions en 2016), au détriment des performances qu’exige désormais une concurrence internationale de plus en plus vive. Après avoir mis en évidence les conflits d’intérêts entre les différents acteurs du système, Jean-François Cervel expose comment pourrait être réorganisé l’enseignement supérieur eu égard aux trois niveaux les plus élevés de qualification qu’il estime nécessaires pour demain.

Ainsi est abordée la question centrale, celle des besoins en compétences pour demain, un sujet sur lequel, hélas, les travaux de prospective sont très pauvres. François Taddei apporte cependant un éclairage fort utile en soulignant la nécessité d’insuffler davantage de créativité, d’activités concrètes dans les cursus, mais aussi de développer la citoyenneté et d’inciter les étudiants à s’engager pour répondre aux grands enjeux du futur. Tel est le thème que reprennent Gérard Escher et Patrick Aebischer en formulant un peu différemment les défis majeurs auxquels les universités européennes sont confrontées et les pistes à suivre pour atteindre le niveau d’excellence nécessaire. On appréciera au passage qu’ils écrivent que « les universités européennes n’ont pas encore pris pleinement conscience que le terrain de compétition est international et qu’elles devront se battre pour exister dans un espace tertiaire mondialisé » – et qu’ils reprennent les propos de l’ancien doyen de l’université de Columbia exprimant son impression que « les Français se font une certaine forme de concurrence interne » peu favorable à leur compétitivité internationale. Ils soulignent en outre l’importance que revêtent désormais les supports de formation à distance (en particulier les MOOC, Massive Open Online Courses) et la formation tout au long de la vie.

La publication de ce dossier spécial sur l’enseignement supérieur, que nous devons très largement à Jean-François Cervel, Alain Michel et Pierre Papon, n’intervient pas seulement 50 ans après les événements de 1968, mais au moment même où est publié le rapport du mathématicien et député Cédric Villani sur l’intelligence artificielle [1], un domaine prometteur que dominent aujourd’hui les géants américains (GAFAM) et chinois (BATX) [2]. Il est frappant de constater que Cédric Villani, dès les premières lignes, s’inquiète de l’exode des cerveaux français recrutés par les entreprises privées, souvent étrangères, qu’il plaide pour la création d’instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle (3IA) qui devront « contribuer à l’augmentation substantielle d’offres de formations en IA attractives et diversifiées », ainsi que pour la mise en place de « bacs à sable d’innovation ». L’auteur souligne en outre, tout au long de son rapport, la nécessité de mutualiser les moyens, donc d’en finir avec un mode de pensée en silos, une manière d’agir chacun pour soi. Décloisonner les disciplines, constituer des regroupements universitaires ayant une taille suffisante pour attirer les talents et les financements font d’ailleurs partie des objectifs affichés par le président de la République lors d’un récent discours au Collège de France, qui soulève ainsi implicitement la question de savoir si l’on doit encore raisonner en termes de taille critique [3].

Voudrait-on une preuve de l’efficacité d’un mode de travail collaboratif ? Elle nous est donnée dans ce même numéro par l’article de Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, « Industrie 4.0, une révolution industrielle et sociétale », révélant comment les acteurs de l’économie, de la recherche et du monde politique ont réussi, en Allemagne, à définir et mettre en œuvre une stratégie industrielle fondée sur de hautes technologies et, surtout peut-être, une innovation sociale et socio-organisationnelle importante : l’usine miniaturisée et « scalable » (adaptable). Cet article décrit de nouvelles manières de s’organiser et de produire, de manière rentable, dans le secteur de la mécanique et de l’électrotechnique, en dépit de la concurrence par les prix de la Chine et de la Corée du Sud. Il révèle quelque chose que nous savons tous mais pratiquons rarement et qui, pourtant, devient de plus en plus déterminant : le maillage des compétences, des énergies et des talents.



[1]. Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, Paris : rapport au Premier ministre, mars 2018.

[2]. GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ; BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

[3]. Discours de clôture de la journée « #AIforHumanity », le 29 mars 2018.

#Cadre institutionnel #Éducation. Formation #Enseignement
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