AGACINSKI Daniel, « Expertise et démocratie. Faire avec la défiance », France Stratégie, décembre 2018, 194 p.
L’expertise joue un rôle de plus en plus important dans la prise de décision politique, notamment pour les politiques publiques (dans les domaines de la santé, des transports, etc.). Or celle-ci est, aujourd’hui, fortement contestée par une part croissante de l’opinion qui considère que « la décision publique se trouve ainsi captée et monopolisée par des experts », comme l’affirmait le philosophe Paul Ricœur dans une interview au journal Le Monde, en 1991. Ses propos sont mis en exergue du rapport que France Stratégie consacre au rôle de l’expertise dans une démocratie et à la défiance dont elle est aujourd’hui l’objet en France, qui a été rédigé à partir des réflexions du séminaire « Paroles d’experts, pour quoi faire ? » organisé en 2017-2018 par France Stratégie et dont Daniel Agacinski était un des coordonnateurs [1].
France Stratégie rappelle qu’être expert, c’est exercer un rôle dans le cadre de la rencontre « d’une conjoncture problématique et d’un savoir spécialisé ». L’expert est choisi en fonction de son savoir, mais aussi de son expérience et de sa notoriété, des qualités qui fondent la confiance dont il devrait bénéficier mais qui, aujourd’hui, subit une crise dont la première partie du rapport tente d’identifier les causes. Cette perte de confiance peut s’expliquer par une crainte d’une fraction importante de l’opinion vis-à-vis de l’avenir (le sentiment que son niveau de vie stagne) ; elle a joué au Royaume-Uni lors du référendum sur le Brexit, qui a été l’occasion d’une mise en cause systématique des experts. Dans des pays comme la France, le fait qu’une part notable de la population possède désormais un diplôme de l’enseignement supérieur et considère que son savoir lui permet d’être davantage un acteur, peut aussi expliquer cette défiance. Enfin, la montée en puissance des nouvelles sources d’information portées par le numérique, les réseaux sociaux notamment, contribue probablement à dévaloriser la parole des experts, la frontière entre les faits qu’ils mettent au jour et des rumeurs colportées par Internet étant souvent brouillée. Cette défiance s’accompagne d’une contestation du rôle des élites, en particulier aux États-Unis.
Le rapport rappelle qu’en France, les capacités d’expertise ont été historiquement monopolisées par l’État (en particulier par ses « grands corps »), la création de l’École nationale d’administration (ENA) en 1945 ayant renforcé cette situation. La situation a changé progressivement à partir des années 1970 avec la décentralisation de l’expertise au sein d’agences spécialisées, dans le domaine de la santé par exemple, et aussi avec la volonté de collectivités territoriales de disposer de leurs propres experts. Par ailleurs, des crises sanitaires (celles de la « vache folle » et de la grippe A [H1N1] notamment) ont entamé la confiance de l’opinion dans les expertises officielles. La science n’a souffert que partiellement de cette défiance, mais des sondages montrent qu’une partie de l’opinion craint certaines de ses applications (notamment dans le domaine du nucléaire, voire de la génétique). La position des experts est inconfortable car ils veulent être à la fois des médiateurs et des passeurs, tout en ne souhaitant pas être instrumentalisés par les politiques, un rôle de médiateur vers l’opinion que les journalistes veulent aussi jouer.
La deuxième partie du rapport recense et analyse les défis (ils sont au nombre de sept) auxquels doit faire face l’expertise. On constate d’abord que celle-ci est multiforme : elle peut impliquer une personnalité qualifiée, éventuellement « conseiller du prince », prendre la forme d’une commission (telle la commission Attali) ou d’un conseil scientifique (pour l’Éducation nationale par exemple), voire d’une agence. Il existe souvent une concurrence des experts, mais la pluralité des approches peut être saine. Toutefois, cette diversité institutionnelle ne protège pas l’expertise des critiques, car dans des domaines difficiles (comme l’exclusion sociale), elle ne peut se contenter d’une approche purement technique ou académique ; elle doit impliquer les acteurs eux-mêmes.
L’indépendance des experts est, probablement, le défi le plus important car elle est souvent contestée, comme le montrent des sondages d’opinion. Le risque de conflit d’intérêts est régulièrement mis en avant, ainsi que l’esprit de corps des experts. Le rapport propose deux remèdes : recourir au pluralisme de l’expertise, faire une place à une expertise d’engagement (celle des acteurs concernés par les enjeux) et aux savoirs de terrain. La participation citoyenne à l’expertise est une revendication qui fait son chemin depuis les années 1990, mais comment peut-on la mettre en œuvre ? Plusieurs expériences ont été faites (conférences citoyennes, jurys par tirage au sort, implication de citoyens dans les agences de santé) dont il est difficile de tirer des leçons. Leur principal intérêt est de faire prendre du recul à l’expertise par rapport au politique.
Le recours à des données, des indicateurs, semble assurer une garantie d’objectivité à l’exercice de l’expertise, mais France Stratégie met en garde contre les « dérives de la quantification » : les experts risquent, en effet, de créer une asymétrie entre ce qui est quantifiable et ce qui ne l’est pas, et aussi de créer des illusions d’équivalence entre des réalités qui sont incommensurables. Cette mise en garde n’interdit pas, toutefois, de considérer que l’intelligence artificielle (IA) puisse jouer un rôle dans l’expertise, en modifiant les moyens d’appréhender le réel. Le rapport cite, en particulier la possibilité d’identifier des corrélations entre des faits sociaux, inaperçues jusqu’alors, et donc leurs possibles interactions. L’IA rendrait possible un progrès en temps réel de leur connaissance (dans le domaine de la santé par exemple) : les algorithmes évoluant au même rythme que la société, les données actualisées en continu permettraient de suivre à la trace ses évolutions.
Comment répondre aux questions que posent les citoyens sur le rôle de l’expertise et comment « faire avec la défiance » dont elle est l’objet ? France Stratégie formule des propositions dans la troisième partie de son rapport. Parmi les principales, on retiendra : la nécessité de garantir un accès de tous les citoyens aux expertises, avec un « droit de tirage » pour des travaux de recherche d’intérêt public, la création de comités de citoyens pour participer à l’évaluation de politiques publiques, une transparence des saisines d’experts, l’ouverture au public des débats sur l’utilisation des statistiques, et l’élargissement des capacités d’expertise du Parlement. Le rapport souligne aussi la nécessité de mobiliser davantage les sciences humaines et sociales dans l’expertise (mais pourquoi se limiter à celles-ci), et de promouvoir la culture et la vulgarisation scientifiques.
Ce rapport de France Stratégie vient à point nommé, à un moment où, dans la plupart des démocraties occidentales, en France notamment, le processus de décision politique est en crise et le rôle des experts, et plus largement celui élites, se trouve contesté. Il présente un diagnostic assez complet de la crise de confiance qui touche le processus d’expertise, on regrettera toutefois qu’il laisse dans l’ombre le rôle du Conseil économique, social et environnemental, et de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, et qu’il ne dresse pas un bilan des consultations citoyennes pilotées par la Commission nationale du débat public. Tous ceux qui s’intéressent aux débats sur les politiques publiques le liront avec un très grand intérêt.
[1] Dont nous avons rendu compte dans les pages Bibliographie du site de Futuribles en mars 2018. URL : https://www.futuribles.com/fr/bibliographie/notice/lexpertise-face-a-une-crise-de-confiance/. Consulté le 22 janvier 2019.