Nos démocraties sont entrées en zone de turbulence. Ce système politique qui s’est imposé pendant plus de 200 ans comme la seule forme valable de gouvernement, est frappé par une crise sans précédent dans les pays mêmes qui lui ont donné naissance : crise d’efficacité, de représentativité, de légitimité même face à la montée de l’abstention. Les partis politiques traditionnels, mécanismes essentiels de la démocratie, tournent aujourd’hui à vide, la défiance est généralisée.
« Ils [les élus] ne nous représentent pas ! » De la Puerta del Sol à Madrid au Zuccotti Park de New York ou à la place de la République à Paris, un peu partout dans le monde des « indignés » se lèvent à l’appel des réseaux sociaux. Ils ne se contentent pas de dénoncer la sclérose des institutions politiques, ils expérimentent de nouvelles formes de démocratie, participatives, horizontales, égalitaires, et misent sur l’intelligence collective.
Posant ces constats dans leur premier chapitre, « L’an un de la démocratie », les auteurs Élisa Lewis et Romain Slitine rendent compte dans les suivants de l’enquête qu’ils ont réalisée pendant deux ans pour identifier et analyser « ces initiatives qui remettent les citoyens au cœur de la démocratie ». Ils ont rencontré plus de 80 activistes, des pionniers qui lancent des actions concrètes pour mettre sur les rails la démocratie du XXIe siècle, collaborative et participative, en phase avec le monde hyperconnecté dans lequel s’inscrivent désormais toutes les formes de la vie collective.
Parmi ce foisonnement d’initiatives, ils analysent de façon assez détaillée, dans le chapitre « Des idées et du sang neuf en politique », l’histoire de Podemos en Espagne et l’émergence des partis citoyens en France. Comment les indignés de 2005 ont-ils donné naissance à Podemos en janvier 2014, devenu la troisième force politique espagnole avec 21 % des voix en 2016 ? Le mouvement a misé à fond sur les possibilités qu’ouvre le numérique pour rénover les pratiques de la démocratie espagnole : les circulos, ces réunions pour débattre sur les places publiques ; le portail de Podemos, sur lequel 400 000 personnes reçoivent les informations en direct ; les forums Plaza Podemos pour élaborer des programmes ; ou la Tuerka, radio qui diffuse des émissions politiques à partir de l’expérience concrète des citoyens.
En France, ces nouveaux partis citoyens sont plus récents. Le Rassemblement citoyen, fondé par Corinne Lepage en 2014, est dirigé à parts égales par des élus et des citoyens sans responsabilité politique. Les « faiseurs », Bleu, blanc, zèbre d’Alexandre Jardin, ou le mouvement « Nous citoyens » proposent des bouquets de solutions thématiques pour inspirer les politiques publiques.
« La primaire.org » veut permettre aux Français de choisir un candidat indépendant lors des élections présidentielles, sans passer par les partis politiques, grâce à une application mobile permettant de le sélectionner. Objectif : réunir 100 000 internautes électeurs, et récolter les 500 signatures d’élus nécessaires pour se présenter au terme de cette primaire citoyenne. De son côté, « Ma voix » veut faire élire des citoyens lambda à l’Assemblée nationale et a fait une première expérience lors de législatives partielles à Strasbourg.
Il ne suffit pas de revisiter le système représentatif ; il faut changer le logiciel de la représentation. C’est ce à quoi s’est attelé le parti pirate, né en Suède et présent dans une quarantaine de pays.
Les citoyens peuvent-ils faire la loi ? En France, c’est le monopole de la classe politique. Pourtant, récemment, les citoyens ont retravaillé deux propositions de loi, dont celle pour une république numérique, grâce à la plate-forme « Parlement et citoyens » sur laquelle les parlementaires peuvent publier leurs projets de loi.
Les auteurs rendent compte des expériences plus radicales qu’ont vécues deux pays aussi différents que l’Islande et l’Estonie à la suite de graves crises politiques. En Islande, en 2009, une forte exigence populaire a abouti au texte d’une nouvelle Constitution 2.0, écrite en quatre mois par 25 citoyens et présentée au Parlement. En Estonie, les propositions de réforme des mécanismes démocratiques suggérées par 314 citoyens, tirés au sort au terme d’une large consultation par Internet, ont été présentées au Parlement par le président de la République.
Ces pratiques sont-elles viables dans des pays à fort peuplement ? Concernant la France, les auteurs proposent trois pistes sans les détailler pour que des citoyens législateurs tirés au sort soient intégrés dans l’organisation démocratique, la plus audacieuse étant de remplacer le Sénat par une assemblée citoyenne.
Face à la confiscation du pouvoir par l’élite administrative, économique et financière, les auteurs jugent indispensable la riposte citoyenne qui s’organise dans de nombreux pays et prend racine dans la transparence. Les lanceurs d’alerte ou le Consortium international des journalistes d’investigation sont les précurseurs de ce qu’ils nomment le contre-lobby citoyen.
À titre d’exemple, l’ouverture des données accessibles sur le site « data. gouv.fr » enrichira l’expertise publique si elle est relayée par des communautés civiques actives comme « Regards citoyens » et les sites « Fabrique de la loi » ou « Questionnez vos élus ».
Cette lutte pour la transparence concerne aussi le pouvoir des lobbies, notamment auprès de l’Union européenne, Bruxelles comptant autant de cabinets de lobbying aux pratiques opaques que de fonctionnaires européens.
Revenant au niveau local, les auteurs se sont intéressés à ces « poches de créativité » que constituent les communes qui mettent un peu partout dans le monde l’exigence démocratique au cœur de leur politique. Nous entrons, disent-ils, dans la société du risque, de nouveaux risques nécessitant d’autres formes de démocratie pour que les habitants reprennent le pouvoir sur leur territoire, et qu’élus et fonctionnaires en coproduisent la gestion avec des usagers citoyens.
Mais, concluent les auteurs, pour que cet espoir démocratique se concrétise, ces innovations qui portent les germes d’une transition remarquable doivent « faire système » et ne pas se laisser enfermer dans une démocratie de laboratoire. Il leur faut une véritable vision politique de transformation du monde.