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L’Identitarisme contre le bien commun. Autopsie d’une société sans objet

Analyse de livre

PINTON Michel, « L’Identitarisme contre le bien commun. Autopsie d’une société sans objet », FYP éditions, QS, Questions de société, mai 2018, 296 p.

L’autopsie de notre société que Michel Pinton propose à ses lecteurs est inspirée par la triple expérience de son parcours politique. Secrétaire général de l’UDF (Union pour la démocratie française) et proche du président Giscard d’Estaing, député au Parlement européen, puis maire de sa commune d’origine dans la Creuse, il a pratiqué et observé notre société libérale avancée à trois échelles : nationale, au cœur du pouvoir ; européenne, entre Strasbourg et Bruxelles ; et enfin locale en tant que responsable de la gestion d’une commune semi-rurale.

Le livre commence par le récit d’une conversation avec Valéry Giscard d’Estaing exposant sa vision du rôle de l’État dans la société contemporaine. « Je suis certain, disait-il, que la liberté va devenir le principe central d’organisation de notre société. La politique prépare au bonheur des citoyens en ouvrant des voies nouvelles à leur liberté. Dans la société libérale avancée où deux Français sur trois se retrouvent dans une grande classe moyenne, la mission la plus importante de l’État sera de trouver des solutions consensuelles aux problèmes politiques que fera surgir cette aspiration à plus de liberté […] l’antidote à la division des Français s’appelle le consensus. L’établir sera la principale mission de l’État. »

L’auteur s’insurge contre une conception qui relègue la quête du bien commun, considérée comme achevée, aux poubelles de l’histoire collective. Selon lui, de 1974 à 2017, les gouvernants français de tous bords ont suivi, avec des inflexions, un chemin politique comparable en appliquant les méthodes du libéralisme avancé et de son corollaire, l’ordre technologique. Ils ont gardé pour l’essentiel les institutions de la Ve République tout en en violant l’esprit. Sous les quatre présidents de la République qui se sont succédé entre 1980 et 2017, les horizons se sont rétrécis. « Il ne leur vient pas à l’esprit que leur manque de crédit dans l’opinion tient au fait qu’ils sont incapables de servir le bien commun. Son idée s’est éloignée du sommet du pouvoir au fur et à mesure que les partis politiques s’en sont rapprochés. »

Cette classe gouvernementale a pourtant un grand dessein : la construction de l’Europe qui est « un espace privilégié de l’espérance humaine », mais aussi un espace privilégié du règne des experts qui prévaut dans les instances européennes comme au niveau national, alors que l’État recule, défenseur d’intérêts catégoriels. L’auteur souligne les dangers de cette gouvernance technocratique en prenant pour exemple la politique de l’euro, à la création duquel il était opposé, et la politique monétaire de la Banque centrale européenne pendant la crise de 2008. La stabilité de la monnaie unique et le sauvetage des banques ont eu pour prix le chômage, les faillites d’usines et l’accroissement des impôts.

Des sommets européens l’auteur précipite le lecteur dans « la France d’en bas », celle où règne la précarité, en l’occurrence le Limousin et la ville d’Aubusson dans la Creuse. Originaire de cette région, il a observé de près les drames qu’a entraînés, en 1985, la fermeture de la principale usine de la ville par le groupe Philips au nom des impératifs de la mondialisation. « Un drame obscur, poignant et interminable dont la ville 30 ans après est encore malade, dit-il, et dont l’actualité a offert, un peu partout en France et jusqu’à nos jours, de multiples répliques. » L’onde de choc se propage sur plusieurs générations. La ville a perdu un cinquième de ses habitants. Et de conclure : « ces blessés de la vie, déchirés entre la liberté que leur promet la société sans objet et les réalités implacables de leur aliénation, se cherchent désespérément une identité. Voilà la réalité de la société des droits de l’homme ! »

La compassion pour les minorités opprimées, un attribut de cette société libérale, se heurte elle aussi aux incohérences des systèmes technocratiques. L’auteur en prend deux exemples : l’implantation dans un village de la Creuse, en 1989, à l’initiative de Danielle Mitterrand et de sa fondation France Libertés, d’un groupe de Kurdes opprimés en Turquie, et celle d’un groupe de bûcherons turcs exilés volontaires, recrutés en Anatolie par les exploitants de la forêt creusoise, faute de main-d’œuvre locale. Vu d’en haut, la greffe devait prendre. Vu d’en bas, ces intégrations ont échoué. Notre société se prétend multiculturelle, elle n’est que multi-identitaire.

L’autopsie achevée, la troisième partie du livre est consacrée au dépassement du libéralisme avancé, que Michel Pinton a tenté de mettre en œuvre en tant que maire de Felletin, son village natal, une commune de 3 000 habitants, proche d’Aubusson. Une expérience qui dura 13 ans et s’acheva en 2009. Élu sans étiquette partisane, il se consacra à la restauration du bien commun de ses concitoyens. Les diverses expériences qu’il relate pour créer de nouvelles activités basées sur les ressources et les compétences locales se sont heurtées à de multiples obstacles.

L’analyse critique des étapes de la décentralisation qu’il a vécue au plus près du terrain se traduit par ce constat désabusé : les instances intermédiaires entre l’État et les communes s’empilent dans le désordre, avec des compétences enchevêtrées, des coûts exorbitants et des responsabilités diluées. Il relate l’expérience décevante de sa communauté de communes. « La loi de 1982 a abouti à la prolifération de petits monstres technocratiques. »

Le titre du livre paraît un peu réducteur car l’identitarisme, l’affirmation des identités, n’est qu’un élément du constat sévère que porte l’auteur sur l’état de la société française, un constat prémonitoire du mal-être social explosif qu’a révélé quelques mois plus tard le mouvement des « gilets jaunes ». L’ouvrage oblitère cependant quelques autres réalités. Les catastrophes qui nous menacent sont aujourd’hui moins liées aux méfaits de la technocratie qu’à la recomposition violente de l’ordre international et à un dérèglement climatique accéléré lui aussi mondial. Une troisième dimension a pris place entre le haut et le bas, c’est la dimension horizontale des échanges, le phénomène des réseaux et des plates-formes, et leur incidence sur la démocratie dans des sociétés de plus en plus connectées et de plus en plus conscientes de leurs fractures. La prise en compte du bien commun revient comme une urgence vitale dans les choix politiques.

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