Les travaux de René Thom commencent à être bien connus du public scientifique. En forgeant des outils mathématiques originaux pour la représentation et parfois l’interprétation de phénomènes de rupture, de transformation structurelle, bref de » morphogenèse « , et cela dans des domaines variés (de la physique fondamentale à la linguistique en passant par les génétiques biologiques), René Thom a permis de réévaluer l’importance des modèles mathématiques dans la compréhension de tels phénomènes. Jusqu’alors, schématiquement, on peut dire que la représentation à l’aide d’outils mathématiques classiques soit s’avérait impossible (outils du » continu » inadaptés à la saisie du » discontinu « ), soit n’était qu’une » traduction » trahissant une réalité sommée d’épouser les moules étroits et limités qu’offrait l’appareillage mathématiques disponible. Ces deux issues conduisaient à la remise en question de l’utilité des modèles mathématiques dans la compréhension ou l’explication des phénomènes complexes.
Pour notre part, nous sommes convaincus de cette utilité : le modèle, lorsqu’il est construit à partir d’outils forgés en fonction du réel concret observé et d’une théorie explicative, est un support précieux d’analyse, d’interprétation. Sa construction contraint à la rigueur conceptuelle ; son traitement systématique fait souvent apparaître certains » faits » nouveaux. Il reste vrai que le modèle ne trouve pas les critères de sa validité en son sein, mais bien dans la confrontation avec le réel. A l’esthétisme, à la rigueur logique d’une construction spéculative, René Thom nous apprend qu’il faut préférer l’observation du concret, une pratique de la reconnaissance des formes et métamorphoses du réel qui débouchent, par apprentissage, sur l’intuition, même approximative, de techniques plus concrètes mais plus essentielles, celles qui révèlent la partition spatio-temporelle des forces en jeu dans des systèmes complexes : qu’on y prenne garde, loin d’être nominaliste, la démarche de René Thom est réaliste, et elle ne peut servir elle-même que des théories réalistes, avec toutes les difficultés que cela présente.
C’est au sujet des liens qui peuvent faire communiquer la théorie des catastrophes avec la prospective que nous sommes allés interviewer René Thom sur la base d’un questionnaire que nous lui avons envoyé à l’avance. Avant même d’attaquer les problèmes propres à la prospective, il convenait naturellement de s’interroger sur l’articulation des modèles de René Thom avec les sciences sociales, plus précisément avec les théories du changement social : telle est la structure du questionnaire que l’on trouvera dans le corps du texte en italique.
En publiant cet entretien, nous pensons donc que quiconque s’interroge sur la prospective, son rôle et sa place dans les disciplines scientifiques, y trouvera des éléments de réponse ou du moins des indications précieuses pour orienter ses réflexions, ses travaux et ses recherches.
Au lecteur profane que la théorie de René Thom intéresse, nous conseillons deux exposés d’initiation, l’un de C. Bruter, Topologie et perception (tome I), édité par Maloine et Doin, l’autre qui constitue une illustration dans le domaine économique de la » catastrophe » la plus simple de la théorie de René Thom, article écrit par l’un d’entre nous, Georges Ribeill, dans la revue METRA, n° 3, 1972 ( » Théorie des catastrophes de René Thom : une illustration économique « )
Note d'introduction sur la théorie de René Thom
Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 9, jan.-fev. 1977