Après trois décennies d’indifférence, l’on veut relancer l’industrie française. Il importe donc de comprendre pourquoi des investissements supérieurs à ceux des autres pays ne profitent pas aux entreprises françaises. Le livre À la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement de l’industrie française [1]apporte des précisions utiles, mais il démontre aussi, à son insu, que les facteurs immatérielsrestent, en France, mal identifiés.
Le précédent ouvrage de Sarah Guillou et Caroline Mini posait la question : « l’investissement des entreprises françaises est-il efficace ? [2] » Sarah Guillou résume un paradoxe français : « L’industrie française investit beaucoup avec un résultat décevant ». Statistiquement, les industries françaises investissent plus que leurs homologues en Allemagne, Espagne, Italie, Royaume-Uni et Pays-Bas. Mais « les performances économiques attendues des entreprises françaises ne sont pas au rendez-vous ». Ce n’est, précise Sarah Guillou, ni à cause de la productivité horaire du travail, comparable à celle de l’Allemagne, ni à cause d’un sous-équipement en robots, identique dans les industries automobiles des deux pays.
Plus d’investissements immatériels que de matériels
Le nouveau livre analyse en détail les différences d’investissements entre la France et ses partenaires. Le taux d’investissement des entreprises manufacturières françaises en logiciels et bases de données serait, selon la comptabilité nationale, de 6,3 % de la valeur ajoutée en 2017, contre 1 % en Allemagne. « La part de l’immatériel dans l’investissement total (formation brute de capital fixe hors construction, FBCF) est également singulière : elle serait de 70 % en France, en 2015, contre 52 % en Allemagne. » En outre, la France serait le seul pays où la part des investissements dits immatériels dépasse, depuis la crise financière, celle des investissements matériels.
Les auteurs identifient deux causes à cette singularité française : « d’une part, la comptabilité nationale immobilise plus les dépenses en logiciels et bases de données en France que dans les autres pays et, d’autre part, les entreprises françaises utilisent effectivement plus d’intrants informatiques, somme des investissements et des consommations intermédiaires, que leurs homologues ». « Sur les 6,7 à 8,5 milliards d’euros de surplus de FBCF en logiciels que présentent les statistiques françaises par rapport au comportement de nos voisins, environ 2,8 milliards pourraient correspondre à un effort réel, le reste semblant plutôt relever d’une différence dans les conventions de comptabilisation. »
Une partie du surinvestissement en logiciels pourrait provenir d’une importation plus importante de biens manufacturés par les industriels français dans leurs processus de production. En effet, les deux secteurs qui importent le plus sont aussi ceux qui surinvestissent dans l’immatériel : l’automobile et les équipements électriques. La part des produits importés dans la production automobile française était de 30,1 % en 2014 contre 19,2 % outre-Rhin.
Les deux chercheurs concluent que « l’effort d’investissement immatériel des entreprises françaises augmente peu et reste concentré au sein d’un petit nombre d’entreprises multinationales » qui ont un « poids important et croissant » dans l’économie française. Car pour « créer des externalités positives entraînant la croissance, les actifs immatériels devraient se diffuser à l’ensemble du tissu productif. […] La faiblesse de rendement apparent de l’investissement immatériel en France peut venir de sa concentration. »
Numérique et immatériel : cesser la confusion
Cette faiblesse a des raisons plus graves, occultées par une confusion persistante entre immatériel et numérique. Ainsi est-il noté que les logiciels sont « bien plus souvent qu’en France, immobilisés avec les machines parmi les actifs matériels en Allemagne et dans les autres pays ». Or, cela n’a aucun sens de séparer les équipements matériels des programmes qui leur permettent de fonctionner. Les équipements n’existent pas sans leur partie logicielle, pas plus qu’un humain sans système nerveux ! L’ignorance de cette réalité perpétue une opposition dépassée entre industrie et services ; opposition qui a contribué à cette désindustrialisation [3] que des économistes recommandaient, encore récemment, de poursuivre [4]. Les clients achètent toujours de l’immatériel, l’espoir d’un service, aussi bien aux entreprises dites de service qu’à celles dites productives. Comment classer Apple qui vend des matériels grâce à son image et à la réputation de confort d’usage des Mac ? Les sociétés qui croient ne vendre que des matériels sont en danger de se faire désintermédier.
Comptabiliser séparément hard et soft d’un équipement industriel n’a pas plus de sens que d’imaginer un être humain sans système nerveux. Gravure d’André Vésale, De humani corporis fabrica libri septem, 1543.
La définition admise pour immatériel n’est plus opérationnelle : « On entend par immatériels les actifs intangibles ou incorporels (les trois adjectifs étant interchangeables) utilisés dans le processus de production. Ils incluent principalement les brevets, les marques, et plus généralement la propriété intellectuelle, mais aussi les logiciels, les bases de données et la recherche et développement. »
Graphique 1. L’industrie française apparemment en tête des investissements informatiques
Source : À la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement de l’industrie française, op. cit.
Facteurs qualitatifs et humains
Or, quelle est la valeur de ces actifs de facteurs réellement immatériels, qualitatifs et humains ? Nous l’avions expliqué dans le premier rapport français sur la révolution de l’immatériel [5], remis au ministère français de l’Industrie et de la Recherche en 1983… Brevets ou marques n’ont de valeur, à un moment donné, qu’en fonction des talents et intentions des propriétaires, des concurrents, du contexte. Toutes les entreprises, contrairement à ce qui est écrit dans l’ouvrage À la recherche de l’immatériel, ont un capital immatériel, constamment construit ou détruit par la qualité de leurs interactions internes et externes [6].
Et justement, Thomas Philippon a montré [7] que « la mauvaise qualité des relations de travail constitue le frein le plus massif au dynamisme de l’économie française ». Il incrimine un capitalisme« aux pratiques managériales conservatrices et frustrantes pour les salariés », peinant « à promouvoir les plus créatifs et les plus compétents », avec « un coût économique très lourd et largement sous-estimé ». D’où un handicap majeur pour construire l’industrie dite du futur. Car les facteurs qui empêchent la majorité des grandes entreprises mondiales de réussir la transition numérique ne sont ni techniques ni financiers, mais immatériels, au sens où nous l’entendons : organisations trop hiérarchiques, cloisonnées, non impliquantes, manquant de vision et de cohérence stratégiques (graphique 2).
Il est vital d’en tirer d’urgence des conclusions opérationnelles.
Graphique 2. Réussites de la mutation numérique en fonction des investissements et de leur style d’organisation
Source : à partir de The Digital Advantage: How Digital Leaders Outperform their Peers in Every Industry, Capgemini Consulting et Massachusetts Institute of Technology Sloan Management, 2017.
[1] Guillou Sarah et Mini Caroline, À la recherche de l’immatériel : comprendre l’investissement de l’industrie française, Paris : Presse des mines (Les Notes de la Fabrique), 2020.
[2] Guillou Sarah, Lallement Rémi et Mini Caroline, L’Investissement des entreprises françaises est-il efficace ?, Paris : Presse des mines (Les Notes de la Fabrique), 2018.
[3] Portnoff André-Yves, « Le retour à l’industrie. Quand l’Europe se réveillera », Futuribles, n° 364, juin 2010, p. 5-23.
[4] Cagé Julia, « Pourquoi la France doit continuer à se désindustrialiser », La Tribune, 5 mars 2011.
[5] Gaudin Thierry et Portnoff André-Yves (sous la dir. de), Rapport sur l’état de la technique : la révolution de l’intelligence, numéro spécial de Sciences et techniques, n° 97-98, octobre 1983. Et La Révolution de l’intelligence, rééd. Sciences et techniques, 1985.
[6] Portnoff André-Yves, « La révolution de l’immatériel », Futuribles, n° 421, novembre-décembre 2017, p. 19-34.
[7] Philippon Thomas, Le Capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, Paris : Seuil, 2007.