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En quête d’avenir

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 429, mars-avr. 2019

« La force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l’autorité d’un gouvernement », affirmait Tocqueville [1]. Cependant, même réduite à une minorité, elle peut faire obstacle au changement comme en témoigne en France, depuis le mois de novembre dernier, le mouvement des « gilets jaunes ». Celui-ci est, en effet, rapidement devenu le réceptacle de toutes les amertumes et frustrations accumulées au cours des dernières décennies : celles relatives au pouvoir d’achat, au creusement des inégalités, au poids jugé excessif des prélèvements obligatoires, à la disparition de services publics, etc.

Ces revendications paraissent souvent paradoxales comme le révèlent l’exigence de disposer de plus de services publics et celle d’une moindre pression fiscale – quoique l’efficacité de l’administration puisse être améliorée [2]. Elles résultent aussi parfois d’une grave méconnaissance lorsque, par exemple, elles dénoncent le poids des prélèvements qui financent – faut-il le rappeler – non seulement les dépenses publiques, mais aussi les dépenses sociales (santé, aides sociales, retraites, vieillesse…) pour des risques que les Français ont choisi de mutualiser. Mais ce mouvement n’est-il pas plus fondamentalement inspiré par le sentiment d’un grand nombre de ses partisans (et, plus généralement de Français) qu’ils sont embarqués sur une mer houleuse dans un bateau ivre sans cap ni pilote ? Qu’ils sont en panne d’avenir, de projet et donc d’espoir ?

Cette absence de vision à long terme mobilisatrice n’est-elle pas à l’origine du discrédit des élus et de la crise que traversent, en France comme ailleurs, les démocraties, qui ne peuvent plus fonctionner, comme le souligne Yannick Blanc [3], sur un modèle exclusivement « tutélaire » (celui de la toute-puissance de l’élu sur ses administrés) ? Nous avons, dès 2017, lancé une série d’articles dans la revue Futuribles sur la prise en compte du long terme et l’importance de la vision dans la conduite des affaires publiques. Dans le premier article de cette série, Jean-Paul Delevoye écrivait, par exemple, que « faute de pouvoir porter des espérances, c’est-à-dire des visions crédibles de sociétés souhaitables et désirables », beaucoup de responsables politiques se sont rabattus sur des formules dénuées de sens [4]. L’article de Johanna Rolland (p. 5 de ce numéro) commence par un constat de même nature : « Une part croissante de la société se trouve en situation de perte de sens par rapport à la marche du monde » écrit-elle, avant d’évoquer « le télescopage d’un nombre relativement important de transitions » qui déstabilise les organisations politiques, et de souligner la nécessité d’un projet de société.

Mais il ne suffit pas de le dire ; il faut le faire ! Et le témoignage de J. Rolland est particulièrement intéressant car il montre comment articuler court terme et long terme, démocratie participative et vision du futur, pensée et action. Comment en d’autres termes éviter, maintenant qu’un grand débat public a été lancé en France, que s’instaure une surenchère telle qu’aux revendications, le pouvoir réponde par des promesses (comme celles annoncées le 10 décembre 2018 par le président de la République), qui incitent à l’expression de nouvelles demandes que le pouvoir sera à nouveau acculé à satisfaire, sauf à risquer un redoublement de colère de la rue et à renoncer une fois de plus à ses engagements à long terme. À titre d’exemple, comment ne pas mentionner ici l’impact financier qu’auront les mesures d’urgence du 10 décembre sur l’équilibre des comptes sociaux et par conséquent sur la réforme des retraites à laquelle deux Français sur trois se déclaraient récemment encore favorables [5] ? Ou le nouvel abandon de la taxe qui devait être instaurée sur les produits pétroliers et le recul du pays au regard des engagements pris lors de l’accord de Paris sur le climat en 2015 ?

Si les dernières décennies ont suscité tant de frustrations, le temps n’est-il pas venu de changer radicalement de modèle de développement ? Si les temps à venir inspirent tant d’angoisses, à maints égards justifiées – par exemple, du fait du chômage, de l’inadéquation du système de protection sociale hérité de l’après-guerre au contexte nouveau de ce XXIe siècle, a fortiori du fait du changement climatique et des menaces qu’il fait peser sur la planète -, n’est-il pas urgent d’explorer comment infléchir le cours des choses ? Ne répondre aux doléances qui s’expriment que par de nouvelles concessions risquerait de conduire à une impasse. Mieux vaut plutôt regarder l’importante mobilisation que suscite le « grand débat national » et la richesse des propositions déjà formulées, qui témoignent de la vitalité de la société française [6].

Parions que ce grand débat, bien que limité à une durée très courte, permettra de faire moisson d’idées et d’innovations nombreuses. Le défi sera alors pour le pouvoir d’en tirer un projet mobilisateur porteur de sens et d’espoir. Et d’avoir la sagesse de renoncer à vouloir tout réglementer et tout prévoir comme s’il connaissait les intérêts de ses administrés mieux qu’eux-mêmes ; et au contraire, d’encourager à tous les niveaux les capacités d’adaptation et d’innovation des citoyens. La France a besoin d’un État modeste mais stratège, capable d’être le garant du bien commun à long terme et d’une représentation d’un futur souhaitable nourrie des valeurs et des volontés de sa population qui, en conséquence, aura à cœur de se mobiliser pour l’atteindre.



[1] Tocqueville Alexis (de), De la démocratie en Amérique, Paris : Gallimard, 1968 (1835-1840).

[2] Rapport public annuel, Paris : Cour des comptes, 2019.

[3] Blanc Yannick, « Une nouvelle grammaire de l’intérêt général », Futuribles, n° 418, mai-juin 2017, p. 5-15.

[4] Delevoye Jean-Paul, « Crise ou renouveau de la démocratie ? Le pouvoir et la vision », Futuribles, n° 417, mars-avril 2017, p. 5-12.

[5] Sondage Elabe cité in Les Échos, 11-12 janvier 2019.

[6] Voir la page dédiée sur le site du Conseil économique, social et environnemental. URL : https://participez.lecese.fr/project/avec-ou-sans-gilet-jaune-citoyennes-et-citoyens-exprimez-vous/step/analyse-et-synthese-des-contributions. Consulté le 11 février 2019.
Voir également la page du site Futuribles consacrée au grand débat national. URL : https://www.futuribles.com/fr/contribution-au-grand-debat-national/. Consulté le 4 mars 2019.

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