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Le long-termisme, un concept dangereux ?

Dans un article paru dans Philosophie Magazine, Nicolas Gastineau s’intéresse au « long-termisme », un courant philosophique en plein essor dans les pays anglo-saxons. L’une des voix de ce courant est portée notamment par William MacAskill, auteur de What We Owe the Future [Ce que nous devons au futur], New York : Basic Books, 2022, non encore traduit en français), dont la parution a fait grand bruit outre-Atlantique (avec notamment une tribune dans le New York Times et la une du Time Magazine).

Le long-termisme, qu’est-ce que c’est ?

Le point de départ de cette pensée est que nous sommes en train de jouer à la roulette russe avec notre avenir et que nous avons environ une chance sur six de mettre en péril le futur de l’humanité à cause d’une guerre nucléaire, de la propagation d’un virus, d’une crise écologique, etc. Le but des long-termistes est de faire le plus grand bien de la manière la plus rationnelle qui soit. Ils jugent la valeur morale d’un acte au résultat qu’il produit. Férus de calcul, ils réfléchissent donc à la manière de mieux faire le bien – Doing Good Better, un autre ouvrage de William MacAskill, paru en 2015 (New York : Random House).

Premièrement, selon eux, il est plus utile de faire fortune aujourd’hui dans la tech et d’investir dans la préservation des générations futures que de devenir médecin ou faire partie du secteur humanitaire. Deuxièmement, ils partent du principe assez simple que deux vies valent mieux qu’une. Ainsi, selon eux, si un train est lancé à pleine vitesse et qu’il risque de tuer cinq personnes mais qu’il est possible de le détourner pour ne tuer que deux personnes, il faut le faire. Sauf que pour les long-termistes, cette illustration s’applique dans l’espace et dans le temps. Ainsi, disent-ils, il vaut mieux tuer 50 personnes aujourd’hui que 2 000 personnes dans mille ans. Car, toujours selon la même logique, au regard des évolutions démographiques et si l’espèce humaine survit en moyenne aussi longtemps que les autres espèces (environ un million d’années), alors plus de 99 % des hommes ne sont pas encore nés. Il est donc légitime de réorienter une partie des efforts d’aujourd’hui vers un futur plus lointain.

Selon William MacAskill, la pire chose que nous pourrions faire à l’humanité serait de faire stagner le progrès technologique, qui est systématiquement synonyme, selon lui, d’amélioration de nos conditions de vie. Les long-termistes expliquent qu’aujourd’hui la technologie est allée assez loin pour créer des catastrophes (risque de conflit nucléaire, de catastrophe écologique, d’une intelligence artificielle surpuissante), mais pas suffisamment loin pour les résoudre. Les long-termistes sont, entre autres, fascinés par la conquête spatiale qui permettrait, selon eux, d’assurer un avenir aux générations futures.

Pourquoi le long-termisme est-il dangereux ?

Le danger de ce courant de pensée vient notamment du fait que si l’on suit la logique long-termiste, il vaut mieux investir son argent dans l’amélioration des conditions de vie des générations à venir (y compris dans un avenir très lointain), quitte à sacrifier la lutte contre la pauvreté ou les tentatives de résolution des conflits, voire la lutte contre le réchauffement climatique (tant qu’il ne menace pas l’humanité entière), qui ont des conséquences mineures au regard de l’existence de l’humanité. Or, les adeptes de cette philosophie sont riches, puissants, installés dans les milieux universitaires anglo-saxons et les cercles de décision importants, et ils investissent des sommes considérables dans des projets allant dans ce sens.

Nicolas Gastineau, dans son article paru dans Philosophie Magazine, donne l’exemple de Sam Bankman-Fried qui a parfaitement suivi les enseignements de William MacAskill : il est devenu milliardaire dans la cryptomonnaie, puis a fondé le FTX Future Fund, un fonds philanthropique dont le budget (132 millions de dollars US) est entièrement consacré à l’avenir lointain — William MacAskill en est l’un des conseillers ; cependant, notons que depuis la parution de l’article, Sam Bankman-Fried a fait faillite et perdu toute sa fortune, compromettant l’avenir de sa fondation. Elon Musk a aussi déclaré dans un tweet se reconnaître dans la philosophie long-termiste.

L’un des risques est également qu’il y ait méprise entre les finalités de la prospective et du long-termisme. Car, si les deux courants de pensée s’intéressent au futur, il y a une différence fondamentale : en prospective, le scénario final importe moins que la trajectoire empruntée. Or, porter intérêt à la trajectoire signifie que la prospective s’enracine dans le présent et dans les moyens de faire émerger un futur souhaitable qui prenne en compte les générations futures mais également les grands défis du monde contemporain.

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Source :
Gastineau Nicolas, « Le long-termisme, la nouvelle philosophie qui voit (trop) loin », Philosopghie Magazine, 16 septembre 2022. URL : https://www.philomag.com/articles/le-long-termisme-la-nouvelle-philosophie-qui-voit-trop-loin. Consulté le 18 octobre 2022.

#Long terme #Philosophie #Progrès scientifique
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