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Les valeurs des Européens

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 395, juil.-août 2013

Comme je m’en suis expliqué dans un récent éditorial [1], la crise économique et sociale, loin de revêtir un caractère purement conjoncturel, résulte sans doute d’une mutation structurelle entre un modèle de société qui n’en finit pas de mourir et un autre qui n’en finit pas de naître. Et si certains s’opposent à cette mutation radicale ; d’autres en revanche en sont déjà les acteurs.

Ce phénomène ne résulte pas seulement d’une transformation profonde du contexte socio-économique. Il s’enracine aussi dans une évolution des valeurs et des comportements individuels et collectifs qui, évidemment, ne fait pas l’unanimité. Certains en effet se cramponnent, surtout dans une période de grandes incertitudes, à un ordre moral qu’ils considèrent en délitement ; ils peuvent même être à l’origine de mouvements sociaux plus ou moins importants et radicaux. D’autres, au contraire, revendiquent de plus en plus une liberté individuelle de penser et d’agir qui, en dépit de certaines craintes, n’entraîne pas nécessairement l’abolition de toute règle collective, l’atomisation de la société, et qui ne rend nullement impossible l’émergence d’une nouvelle manière de vivre ensemble et de produire un nouvel ordre collectif.

La question qui se pose ainsi et à laquelle les lecteurs de Futuribles ne peuvent rester indifférents, est de savoir comment évoluent les valeurs fondamentales de nos contemporains : celles qui se réclament d’un ordre supérieur, généralement d’inspiration religieuse, qui transcenderait les volontés personnelles ; celles qui entendent au contraire affirmer le primat de la liberté individuelle et le droit de chacun de décider par lui-même de son mode de vie. Philippe Portier, se référant à Friedrich Hegel et Thomas Hobbes, a remarquablement exposé, dans nos colonnes, comment s’expliquait ainsi la différence entre l’Antiquité et les Temps modernes en soulignant l’affirmation toujours plus forte, au fil du temps, de la liberté individuelle à l’encontre du respect d’un ordre « théocentré » [2].

Comment cette tendance a-t-elle évolué au cours des dernières décennies et quelle influence a-t-elle sur la dynamique du changement social dans les pays européens ? Telles sont les questions auxquelles, sur la base des enquêtes sur les valeurs menées depuis 30 ans, les auteurs de ce numéro spécial entendent apporter d’importants éléments de réponse. Oui, affirment-ils, la tendance à l’individualisation des sociétés ne cesse de s’affirmer, celle-ci ne devant aucunement être assimilée à l’individualisme et au chacun pour soi, au déclin des valeurs collectives et au refus de tout ordre collectif.

Pierre Bréchon, qui a conçu et dirigé ce numéro spécial, explique dans les pages qui suivent ce que sont ces enquêtes sur les valeurs des Européens et dans quels pays elles ont été conduites. De celles-ci se dégage très clairement la tendance croissante à l’individualisation de la société, qui toutefois est nettement plus marquée dans les pays scandinaves et dans les grands pays d’Europe de l’Ouest que dans ceux du Sud et de l’Est, une tendance clairement plus affirmée dans les pays de tradition protestante, à un moindre degré dans ceux de tradition multiconfessionnelle, sensiblement moins dans ceux de tradition orthodoxe ou musulmane.

Si tous les articles de ce numéro soulignent cette même tendance, les auteurs rappellent également que la permissivité des Européens se développe mais n’est pas identique vis-à-vis de tous les comportements plus ou moins « déviants », qu’en outre cette permissivité (tolérance), contrairement à une idée très répandue, s’accompagne aussi d’une demande croissante d’ordre public. Ils montrent surtout que l’individualisation n’est en rien contraire aux valeurs du vivre ensemble, qu’elle ne saurait être tenue pour responsable d’un quelconque délitement supposé du lien social et des solidarités collectives. Le cas des pays scandinaves est à cet égard très éclairant puisqu’il témoigne, de manière particulièrement exemplaire, de la manière de concilier liberté et solidarité, compétitivité et cohésion sociale.

Ces enquêtes, clairement, révèlent l’aspiration des Européens au bien-être individuel et collectif, que ce soit dans la sphère personnelle ou dans leur vie professionnelle. Comme les valeurs, contrairement à l’opinion publique, évoluent lentement, notamment sous l’effet du renouvellement des générations, ce numéro est très éclairant sur une tendance lourde de long terme qui, toutefois, ne saurait exclure des phénomènes de mobilisation sociale plus ou moins soudains et violents.

Ces tendances posent, comme tant d’autres travaux de Futuribles [3], la question d’une nouvelle manière d’être et de vivre ensemble, d’une nouvelle manière de construire la société de demain qui, aujourd’hui, s’exprime davantage au travers d’initiatives locales plus ou moins innovantes, plutôt qu’au travers d’injonctions, d’ailleurs souvent paradoxales, édictées par les autorités publiques. Les Européens, comme l’avait souligné Tocqueville et l’a rappelé plus récemment le regretté Michel Crozier, semblent avoir bien compris que « la force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l’autorité d’un gouvernement [4] » ; en bref, que l’avenir est entre leurs mains.



[1]. Voir mon éditorial « Changer d’ère », Futuribles, n° 394, mai-juin 2013, p. 3-4.

[2]. PORTIER Philippe, « États et Églises en Europe. Vers un modèle commun de laïcité ? », Futuribles, n° 393, mars-avril 2013, p. 89-104.

[3]. Voir les études de Futuribles International « La solidarité à l’épreuve du vieillissement démographique » et « Produire et consommer en 2030 », site Internet http://www.futuribles.com/fr/base/etudes/.

[4]. TOCQUEVILLE Alexis (de), De la démocratie en Amérique, Paris : Gallimard, 1968 (1835-1840).

#Europe #Système de valeurs
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