La prospective, comme le savent les lecteurs de Futuribles, entend être un instrument d’aide à la décision et à l’action ; elle nous invite à considérer l’avenir comme territoire à explorer mais aussi comme territoire à construire.
Dans le premier cas, l’on parlera de prospective exploratoire, celle-ci se fondant sur la représentation que nous pouvons nous forger du présent et de ce qu’il recèle comme tendances lourdes et émergentes pour aller explorer le spectre des futurs possibles, y compris ceux pouvant résulter de discontinuités ou de ruptures. Cette activité de veille et d’anticipation est indispensable afin de nous éviter d’être en permanence exclusivement occupés à gérer les urgences ; elle est seule à même de nous assurer quelque pouvoir d’œuvrer au profit d’un futur un tant soit peu choisi.
L’exercice de ce pouvoir à son tour exige que nous soyons à même de nous forger une représentation du souhaitable, de nous doter d’une vision, d’élaborer un projet et une stratégie pour l’atteindre. Dans ce deuxième cas, l’on parlera de « prospective stratégique [1] ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette dialectique de l’anticipation au service de l’action et, bien entendu, sur la diversité des acteurs, dont les pouvoirs sont inégaux et les représentations du souhaitable différentes, sinon parfois inconciliables, mais tel n’est pas le sujet de cet éditorial.
La question qui en l’occurrence me paraît essentielle est celle de la méthode, du bon dosage entre la raison et la fiction. Les « prospectivistes » dont nous sommes, peut-être parce qu’ils estiment important d’être crédibles, s’efforcent de s’appuyer sur des données, des expertises, des arguments aussi rigoureux que possible. Mais peut-être est-ce une grande erreur de penser ainsi que l’avenir sera le produit d’actions humaines raisonnables alors qu’à l’évidence, les comportements des êtres humains, a fortiori des groupes sociaux, ne sont pas uniquement dictés par la raison mais par bien d’autres motifs, y compris parfois par la folie. À trop vouloir produire des conjectures dites sérieuses, à trop brider l’imagination afin de ne pas être taxés de spéculations fantaisistes, peut-être nous condamnons-nous à une certaine myopie dans l’exploration des futurs.
Ainsi est posée la question de la place de la fiction, de la créativité, de l’imagination, de l’intuition dans la démarche prospective et, plus spécifiquement, des relations entre science-fiction et prospective, des apports de celle-ci à celle-là. Je tiens à remercier Pierre Papon de nous avoir incités à explorer cette question et pour sa contribution aux articles que nous publierons sur le sujet dans plusieurs numéros de Futuribles.
Cette série est introduite par trois articles figurant dans cette livraison. Le premier, de Gérard Klein, montre la multiplicité des œuvres d’anticipation et de science-fiction en nous initiant aux termes d’utopie, de dystopie et d’uchronie. Il brosse un panorama des principales œuvres d’anticipation publiées notamment depuis le XIXe siècle, en soulignant combien leurs auteurs, souvent férus de science, contrairement à une idée fort répandue, s’efforcent – comme H.G. Wells l’écrit – d’élaborer, non une pure fiction, mais « une ébauche hypothétique, mais aussi peu fantaisiste que possible, de la façon dont iront les choses en ce monde au XXe siècle ». Et Gérard Klein ne manque pas de souligner l’extraordinaire clairvoyance de certaines de ces œuvres qui souvent montrent les espoirs mais aussi les craintes que peut inspirer le progrès technique.
Le deuxième article, signé de Yannick Rumpala, s’inscrit dans la droite ligne de celle tracée par Gérard Klein puisqu’il montre comment la science-fiction nous invite à explorer des trajectoires résolument en rupture par rapport aux tendances aujourd’hui observables, et à découvrir ainsi des mondes alternatifs que le prospectiviste n’aurait peut-être pas l’audace d’imaginer. La liberté littéraire permet de déconstruire nos représentations et, dès lors, d’explorer d’autres mondes et formes de société que ceux que nous connaissons, explique l’auteur en illustrant son propos de nombreux exemples.
Enfin, l’article de Corinne Gendron et René Audet souligne combien la science-fiction peut être « un laboratoire non seulement pour penser le futur mais aussi questionner le présent ». Au travers de six scénarios poussés à l’extrême, il montre l’éventail des possibles, du pire – « les humains doivent quitter la planète » (dystopie) – au meilleur – « le mythe de Gaïa revisité » (utopie). Le procédé est indéniablement efficace, non pour nous faire pleurer ou nous bercer d’illusions, mais pour nous mettre devant nos responsabilités. Somme toute, l’objectif des auteurs auxquels C. Gendron et R. Audet se réfèrent n’est pas si différent de certains scénarios de prospective…
Qu’ont en commun ces différentes œuvres de science-fiction et les travaux de prospective, hormis l’audace dont font preuve leurs auteurs et le fait que, plutôt qu’explorer plusieurs futurs possibles, ils décrivent généralement un seul futur sans pour autant prétendre qu’il est inéluctable ? Ils mettent en effet en scène ce qui pourrait advenir « si… », comme nous le faisons en prospective. N’y a-t-il pas cependant une différence tenant au fait que les auteurs de science-fiction accordent à la dynamique des sciences et des techniques un rôle déterminant au regard de l’avenir de nos sociétés, alors qu’en prospective, nous serions plus enclins à considérer que l’avenir dépendra davantage du pouvoir d’anticipation des hommes, de leurs rêves et de leurs capacités à les réaliser ?
[1] Jadis dénommée « prospective normative ».