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Une Guerre perdue. La France au Sahel

Analyse de livre

PÉROUSE DE MONTCLOS Marc-Antoine, « Une Guerre perdue. La France au Sahel », JC Lattès, janvier 2020, 200 p.

En janvier 2013, la France intervenait militairement au Mali dans le cadre de l’opération Serval, la plus importante opération conduite par Paris depuis la guerre d’Algérie. L’ambition de cette intervention était de soutenir l’armée malienne en lutte contre les groupes armés ayant pris le contrôle de l’Azawagh, la partie nord du pays. Plus précisément, les buts de cette intervention tels qu’officiellement exprimés par le président français en exercice, François Hollande, le 15 janvier 2013 étaient : 1) d’arrêter l’avancée, en direction de Bamako, des forces djihadistes, 2) de sécuriser la capitale du Mali, et 3) de permettre au pays de recouvrer son intégrité territoriale. L’opération Serval s’est achevée en juillet 2014 sans que cela se traduise par un désengagement militaire français. De fait, les forces françaises engagées au Mali ont depuis lors été intégrées dans une opération d’envergure régionale, l’opération Barkhane, qui réunit les effectifs de l’opération Serval et de l’opération Épervier [1], et opère dans l’espace sahélien (Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad).

Initialement, l’opération Barkhane est forte de 3 000 militaires, de 200 véhicules logistiques, de 200 blindés, de quatre drones, de six avions de combat, d’une dizaine d’avions de transport et d’une vingtaine d’hélicoptères. Depuis 2014, les effectifs engagés sur le terrain n’ont cessé de croître.Au début de l’année, 2018, 4 500 hommes sont mobilisés dans l’opération Barkhane. En février 2020, les effectifs passent de 4 500 à 5 100 hommes. Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et chercheur associé au Peace Research Institute d’Oslo, cette montée en puissance des effectifs est concomitante de l’enlisement d’une intervention militaire qui n’avait pas vocation à s’éterniser. Sa poursuite s’explique essentiellement par le fait qu’en six ans, l’opération n’a pas su empêcher la multiplication des violences commises par des groupes armés ou l’extension du théâtre des opérations militaires au-delà du Mali. Son efficacité mériterait donc d’être interrogée.

Dans son livre Une Guerre perdue. La France au Sahel, Marc-Antoine Pérouse de Montclos explique qu’en sept ans d’intervention, les autorités françaises n’ont que trop rarement été questionnées sur les motifs et sur les implications et les résultats consécutifs à cette présence militaire dans l’ancien pré carré. Drapées des oripeaux autojustificateurs de la lutte contre le terrorisme islamique, les autorités ont engagé une intervention armée initialement peu débattue et restée peu contestée par la suite. Hypnotisée après 2015 par les attaques commises sur le sol français et revendiquées par l’État islamique, l’opinion publique s’est accommodée de la « doctrine Le Drian [2] » et des liens postulés entre groupes armés sahéliens, les organisations Al-Qaïda et État islamique (EI) et les terroristes français, belges ou britanniques qui sévissaient en Europe. En 2017, la nouvelle majorité élue n’a pas, bien au contraire, remis en cause l’intervention, objet d’un relatif consensus dans l’espace politique.

Pourtant, cette présence militaire dans l’espace sahélien n’est pas une évidence. Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, elle peine à se justifier tant sur le plan économique que sur le plan sécuritaire. Elle se nourrit de fantasmes et d’approximations dans l’analyse des causes autant qu’elle en génère. Ainsi, contrairement aux dires des « complotistes » qui expliquent la présence française par une volonté de prédation des ressources naturelles (gaz, pétrole, or, uranium), l’espace considéré n’est désormais plus d’une grande importance économique pour la France.

Deuxièmement, selon l’auteur, les groupes armés sahéliens ne représentent pas une réelle menace pour la sécurité nationale : ils sont essentiellement locaux et difficilement assimilables – bien que certains d’entre eux aient pu prêter des allégeances symboliques – aux deux grandes organisations que sont l’EI ou Al-Qaïda. Ces groupes se financent par le racket des populations et le pillage, s’arment en attaquant des casernes et ne sont pas tributaires de financements internationaux.

Enfin, la désignation djihadiste / terroriste masque des réalités qui peuvent être plus complexes : alors que les groupes armés continuent de recruter, l’auteur note que les motivations de leurs membres sont le plus souvent étrangères à la religion. Elles doivent être recherchées ailleurs et essentiellement dans le délabrement de l’État ou dans une ambition de vengeance des populations face à des crimes commis par les forces de l’ordre.

L’abandon de populations privées d’accès aux services essentiels depuis plusieurs décennies et les violences trop nombreuses commises par des forces de l’ordre qui rackettent, violentent et tuent des populations en toute impunité, plus qu’elles ne les protègent, aurait créé un terreau fécond à la mise en cause de l’État et de ses représentants. Cet abandon et l’absence de justice aurait également contribué à la prolifération de velléités de vengeance chez les victimes. Or, comme le note l’auteur, la France continue d’accorder sa confiance à des dirigeants corrompus, et coopère sur le terrain avec des armées peu efficaces et régulièrement accusées d’être à l’origine de crimes violents à l’encontre des populations.

En œuvrant au renforcement de ces armées et en collaborant avec ces dernières, notamment à travers le dispositif G5 Sahel, la France ne ferait que renforcer le sentiment de défiance croissante à son égard : les projets de développement qui accompagnent l’action militaire française ne suffisent pas aux yeux des populations, prises en sandwich entre les armées régulières locales et hexagonales et des groupes armés. L’enthousiasme suscité par l’intervention de 2013 aurait cédé la place à la méfiance et à l’hostilité croissante des populations. Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, les autorités françaises auraient en conséquence tout intérêt à revoir leur position sur les ressorts de la violence politique au Sahel ; elles gagneraient certainement à programmer un désengagement militaire de l’espace sahélien.

Excellemment documenté, bénéficiant de regards circonstanciés issus de l’analyse d’autres scènes marquées par la violence politique (Somalie, région du lac Tchad), cet ouvrage a le mérite d’interroger les certitudes et de mettre en débat les fondements d’une intervention discutable mais peu discutée.



[1] Le dispositif Épervier est une mission française mise en place au Tchad en février 1986, afin de contribuer au rétablissement de la paix et au maintien de l’intégrité territoriale du pays. Il a pour but de contribuer à la stabilité du Tchad et de la sous-région.

[2] Cf. « Le Drian: « Le terrorisme est une menace globale » », L’Express / AFP, 12 mai 2014. URL : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/video-le-drian-le-terrorisme-est-une-menace-globale_1537312.html. Consulté le 25 février 2020. Dans cette allocution, Jean Yves Le Drian présente le terrorisme comme une menace globale. Partant du principe d’une interconnexion et d’un fonctionnement en réseau des groupes djihadistes, il évoque les groupes djihadistes sahéliens comme une menace sous-régionale et une menace pour la France.

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