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De David à Covid : la puissance frappée à mort

Afin d’aider ses membres et ses lecteurs à s’orienter, l’association Futuribles International a engagé une réflexion prospective sur le Covid-19 et ouvert un espace hébergeant ses propres travaux, mais permettant aussi de relayer les contributions d’experts et collaborateurs sur le sujet. C’est le cas de ce texte, rédigé par François Bordier, ancien sous-directeur prospective du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations, et membre de notre association, montrant combien le Covid-19 a ébranlé le monde et un certain nombre de certitudes, y compris dans les pays les plus puissants. Il insiste sur la nécessité de bien comprendre l’origine et le sens de cette vulnérabilité révélée par la pandémie, et de replacer l’humain et le bien commun au cœur de ce qui fondera le monde d’après.

L’Humanité technicisée, surprise à contre-pied, criblée par une petite tête couronnée semant infection et mort, déboussole citoyens incrédules et pouvoirs en place. Ces derniers viennent, en confinant près de la moitié de l’humanité, de bloquer l’économie mondiale en parant au plus pressé pour protéger les masses du virus Covid-19. Notre élan brisé par surprise, où s’entremêlent morts et pauvreté, pourrait être un déterminant de notre histoire, un point de non-retour, marquer l’entame d’une traversée de la mer Rouge. Le retour aux fondamentaux et à la sagesse seraient alors les clefs du rebond dans ce scénario où la question de la résilience, mise à nue par les chocs provoqués par cette mortelle surprise, va mettre en évidence l’ancrage ou le non-ancrage des États, des familles, des individus, dans le réel et le spirituel sans lesquels il n’y a pas de rebond possible, quelle que soit la tragédie. La question de l’âme rejaillit, non comme quelque chose de dépassé par la machine, comme le disait Malraux en 1966 [1], constatant avec fatalisme comme une évolution darwinienne enfermant la question de l’âme des civilisations dans les musées de l’Histoire. Elle rejaillit selon moi comme une béance assoiffée qu’il faut à nouveau nourrir et veiller, sauf à demeurer dans cette cécité généralisée et prétentieuse qui vient de faire le lit de cette mauvaise surprise mortelle et du blocage du moteur de la prospérité matérielle du monde, avec son cortège de souffrances, de violences et d’incertitudes.

Il y a 60 ans, le 8 mars 1960, André Malraux prononçait un autre discours resté fameux à la tribune de l’UNESCO. Il disserta sur le rapport qu’une civilisation devait nécessairement entretenir avec la mort, parce que c’est dans ce rapport, avec les défis qu’il suppose, que toute civilisation croît à mesure de ses victoires sur la mort. Or, l’actuelle tragédie du Covid-19 vient surprendre une civilisation techniciste, celle des flux mondialisés d’informations et de marchandises, sûre d’elle, qui avait occulté la mort au nom du bien-être. Avec « la mort aux trousses », celle-ci pourrait être confrontée – suite aux effets de sa mise sous confinement – à un moment durable de remise en cause radicale. La réalité de la mort en masse ou de sa crainte, surtout son vecteur viral insidieux et semble-il versatile, vient questionner très frontalement l’humanité dans sa totalité. À ce titre, le phénomène est unique dans l’Histoire. Nous serions devant un cas d’espèce ontologique car, si le scénario en cours est systémique et mondialisé, l’incertitude pourrait croître, cristallisée en un dilemme épineux : l’homme pourra-t-il être à la hauteur du problème et de ses répliques ?

Une catastrophe systémique planétaire

L’humanité est exposée à la mort en masse sous l’effet d’un criblage surprise mortel, dont le dard opère dans une dimension infinitésimale, celle du virus Covid-19, depuis janvier 2020. Le monde et l’économie-monde sont totalement pris à contre-pied et par cette menace appartenant à l’univers des chauves-souris, et par les mesures de confinement qui, comme au XIVe siècle lors de l’épisode de la peste noire venue de Chine, semblent constituer la réponse la plus appropriée pour faire face à cette menace sanitaire. Toutefois, ce confinement décidé de façon quasi généralisée par la puissance publique provoque le blackout sidérant de l’économie mondialisée ; le moteur de la prospérité d’un monde nourri par des flux, surpris endetté et fragilisé par ses propres projets, est à l’arrêt [2]. L’ancien monde avec ses communications, ses stocks, Internet, son énergie électrique, conserve des atouts qui alimentent un confinement en réseau du fait de l’inertie de ses flux d’approvisionnement. Mais il ne produit presque plus. Même les rendements agricoles à venir pourraient être compromis et l’Organisation des Nations unies alerte sur les risques d’une rupture des canaux d’approvisionnement alimentaire.

L’entremêlement des deux phénomènes – virus et arrêt de l’économie – semble nourrir la vraie problématique épineuse qui se déroule sous nos yeux, celle d’une catastrophe systémique structurelle. Nous serions face à un déterminant de l’Histoire. Ainsi, la phase de déconfinement, sectorisé et par paliers, susceptible de commencer en France en mai / juin pour durer jusqu’à l’hiver, pourrait faire le lit de l’atonie économique généralisée. Si c’est le cas, ce n’est pas avec les vieilles recettes qu’il faudra affronter cette nouvelle ère de récession. L’arrêt brutal de l’économie-monde [3], d’un monde déjà endetté et inquiet de ses propres dérives dans son rapport à son environnement et à la vie notamment, souvent traversé par une profonde défiance [4] à l’égard des gouvernants, relève de la fracture ouverte ; on vient peut-être de casser la courroie de distribution du moteur de l’économie mondiale intégrée.

Cette intégration est telle qu’en s’essayant à approcher une vision du futur à l’horizon 2035, on constate que le risque d’une guerre entre Chine et États-Unis est peu probable. Le vainqueur ne serait pas sûr de ne pas être finalement le vaincu du jour d’après sa victoire, tant son économie est dépendante de la vigueur de l’autre [5].

Ainsi, le facteur décisif dans le scénario en cours tient à cette intégration. Elle rendrait le redémarrage hypothétique, comme pour une voiture dont la courroie de transmission du moteur casse, les soupapes arrêtées en mauvaise position, et qui ne redémarre jamais malgré le remplacement de la courroie. Ce modèle, construit au fil de l’eau, saura-t-on le relancer de façon déterministe ?

Vers un rebond… en conscience

Lorsqu’il s’agit de se pencher sur le « jour d’après » pour fonder le rebond après l’épreuve (le rebond étant la phase prometteuse de la résilience qui fonctionne), chacun revient à l’idée d’un plan Marshall, conscient de devoir prendre les grands moyens pour surmonter des dégâts colossaux. La difficulté est que les champions du monde sont très touchés eux aussi. Le 13 avril, les États-Unis deviennent le pays le plus touché au monde, tandis que la Chine est confrontée à de nouveaux cas, annonciateurs potentiels d’un rebond de la pandémie. Ceci nous oblige à penser certaines des solutions pour demain sans champion sur lequel adosser la relance. Qui plus est, le virus se différenciant en se répliquant sans peut-être diminuer en virulence, la question se pose de la possibilité de se rassembler à nouveau comme avant pour réfléchir et agir ensemble, faire vivre l’allant collectif sans lequel l’Histoire laisse place à l’anomie dans la Cité. Car tirer quelque chose de la mort suppose, au sens politique et pratique, l’union qui fait la force, à partir d’une prise de risque individuelle et collective encourageant à sortir du confinement pour construire la Cité, étant entendu qu’on s’accorderait sur les finalités de l’entreprise humaine – finalités qui restent à clarifier, à se réapproprier. Mais que peut devenir le pacte social si l’instrument de sa mesure devient le port ou non du masque, non pas comme sceau de l’amitié mais comme signe indien permettant de surmonter la peur de soi et de l’autre – l’autre étant désormais perçu comme vecteur potentiel du Covid-19, avant d’être regardé comme une personne dans sa dignité, avec qui envisager quelque chose de positif ?

Parallèlement, une porte s’ouvre sur le « for intérieur » des personnes et des cités au cœur du confinement. Le futur ne sera peut-être plus mu par l’innovation, les rêves prométhéens de puissance, de maîtrise de la vie à n’importe quel prix, de croissance matérielle indéfinie, mais par un retour sur soi pour agir en conscience. Les forces et vertus morales, l’âme spirituelle vont être probablement très sollicitées après, comme elles le sont déjà jusque dans les sphères privées confinées où l’on redécouvre que l’art de vivre ensemble ne va pas sans renoncements, et où parfois la violence envahit le cénacle domestique.

Pour surmonter les défis, c’est probablement sur ce que les individus veulent être et non sur ce qu’ils voudront s’approprier que vont se cristalliser les solutions du rebond : au cœur du confinement, ou bien l’homme et la femme se découvrent doués de sagesse, d’audace et de prudence, inventifs mais mesurés, solidaires, embarqués dans une aventure commune pour une même finalité, ou ce sera la tragédie renouvelée sur fond d’incrédulité et de crainte, nourrie de défiance et de peurs. Ce qui renvoie aux grandes questions existentielles : d’où viens-je, qui suis-je, où vais-je, que dois-je faire ?

Entre mise à nu et éloge de la fragilité

Car, en effet, cette pandémie met la personne et la Cité à nu. Les vulnérabilités apparaissent criantes. Songeons au modèle de soins et aux fractures de la société aux États-Unis, mises en lumière en ce moment alors qu’on venait à peine d’y relancer le projet de la conquête de Mars. Redoutons peut-être en France la fragilisation du tissu de petites et moyennes entreprises, mal adossé à celui des grandes entreprises a contrario de l’Allemagne. Les chiffres en hausse sur les maltraitances envers les enfants, les femmes, la vie en général au cœur du confinement mettent en exergue les fragilités humaines. La pandémie clarifie au fond ce que nous sommes : humainement et structurellement fragiles.

Un vieil adage ne dit-il pas que l’on meurt comme on a vécu ? Les États réagissent comme ils ont vécu auparavant. Certains s’adaptent ainsi, avec un degré d’anticipation de bon niveau. L’Allemagne, le Portugal, la Grèce, ou la Corée du Sud en sont des exemples, pour des raisons historiques différentes. D’autres comme la France ou les États-Unis ont fait preuve d’une impréparation telle qu’elle interroge le rôle, le champ et le bon tempo des responsabilités distribuées dans l’espace politique et social.

Ainsi, bien qu’il s’agisse d’abord de penser pour demain puis à plus long terme, la prospective, elle aussi bousculée, trouve droit de cité, parce qu’elle peut aider, par la singularité de ses approches, à hisser certains sur les cimes de l’anticipation, certainement ici un espace de fragilité de l’expression du politique. Il va falloir du courage, doublé d’une forme d’art convaincant et humble, appuyé sur un discernement renouvelé, opéré au milieu d’incertitudes provoquées par une fracture planétaire sans précédent, pour dégager une voie et repartir en servant le bien commun, tout en évitant les erreurs du passé – notamment l’hubris attachée à la puissance.

La force d’une interpellation pour une renaissance ?

Finalement, cette « Cité mondiale » qui se pensait ajustée aux nécessités du futur grâce à la prospérité, à l’économie de la connaissance mondialisée et aux progrès technologiques, est rendue vulnérable par un minus imperceptible, le Covid-19, qui lui pose en des termes mortels une question existentielle.

Malraux, entre autres, avait déjà réfléchi à cette question en scrutant la France de son époque : « Toute civilisation est hantée, visiblement ou invisiblement, par ce qu’elle pense de la mort [6] », dont on trouve une réponse, comme anticipée, dans son discours à l’UNESCO : « Il n’est qu’un acte sur lequel ne prévalent ni l’indifférence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort. »

Or, la perception de la mort était-elle, comme en stratégie militaire, une donnée d’entrée des processus décisionnels et des choix de vie les plus ordinaires dans la Cité ? Ce qui était confiné, il y a si peu encore, c’était la mort, à l’instar de l’âme et du spirituel. Sortant de son confinement, la mort pousse en retour l’homme au confinement. Évacuée des pensées, cela expliquait l’absence assez généralisée de l’agir prudentiel qui s’interroge notamment sur les finalités des politiques et des projets, pour évaluer leur bien-fondé et leurs conséquences en fonction de leur contribution au bien commun. Dans ce registre, le rapport entretenu avec les ressources, construit après la Seconde Guerre mondiale, aurait dû être tout autre. Demain qu’en sera-t-il si la métamorphose avorte et que le monde en récession se querelle, replié sur des intérêts égoïstes ?

C’est peut-être l’idée de toute-puissance et de croissance économique sans fin et sans but qui vient donc de mourir pour servir de terreau à une tragédie en cours, mais aussi comme condition d’une renaissance. La condition du rebond et de la métamorphose qui pourrait s’en suivre réside dans un effort d’introspection et de réflexion pour comprendre, en mobilisant le meilleur de l’homme, ce qui s’est passé. Et c’est dans un surcroît d’âme et de conscience qu’il trouvera les réponses à cette épreuve collective ; c’est une épreuve de vérité qui se joue, décochée de la fronde de l’Histoire et qui met tout à nu. Il est probable que nous soyons engagés à sortir de cette pandémie par un autre chemin que celui qui nous y a conduits, contraints à en sortir plus humblement, ne serait-ce qu’en raison des étapes ardues qui s’annoncent entre maintenant et 2025, et plus soucieux de vérité sur nous-mêmes et le sens de l’action humaine.

La prospective a son mot à dire dans cette aventure de la pensée et de l’action, car la singularité du moment le dispute au tragique de ses conséquences : il s’agit bien de renaître, de s’extirper de la suffisance et de la mort pour renouer en vérité avec la vie, sa source, son caractère sacré et sa finalité. Il nous faudra penser différemment, revenir aux sources pour être et agir en conscience, sans nier l’incertitude de demain, car c’est « le présent [qui] est gros du futur » (Leibnitz).



[1] Malraux André, « Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens », 19 mars 1966. Extrait : « Non seulement la civilisation nouvelle a détruit les anciennes conditions du travail, mais elle a détruit la structure des anciennes civilisations qui étaient des civilisations de l’âme. »

[2] Interview de Gaël Giraud, ex-économiste en chef de l’Agence française de développement (AFD), le 10 avril 2020.

[3] Le Fonds monétaire international prévoit un recul de 3 % du produit intérieur brut mondial.

[4] Cf. le rapport Civic tech, données et Demos, de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, de décembre 2019, p. 8 : « 69 % des sondés affirment ressentir de la « méfiance » vis-à-vis des politiques. »

[5] Steve Jobs expliquait par exemple, sous le mandat Obama, qu’il lui était impossible de rapatrier ses usines de production d’iPhones de Chine aux États-Unis, car dans un iPhone, il y a de la technologie, brevetée, chinoise, que « nous sommes incapables de produire rapidement… »

[6] Malraux André, Antimémoires, Paris : Gallimard, 1967.

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