Quatre mois après la fin de la COP21, quelles sont les avancées et les perspectives de la transition énergétique en France et en Europe ? Futuribles a sollicité huit personnalités pour en débattre : Jacques Theys, Éric Vidalenc, Alain Grandjean, Corinne Lepage, Philippe Bihouix, Nadia Maïzi, Michel Colombier et Marc Roquette. Cliquez ici pour accéder à l’ensemble des contributions.
La COP21 a été, à juste titre, présentée comme un grand succès diplomatique pour la France. Pour autant, le pays est-il réellement engagé dans la transition énergétique, au-delà de textes dont la virtualité pourrait être patente ? La question mérite incontestablement d’être posée. La COP21, même si la faiblesse des engagements réellement pris – surtout tant que l’accord de Paris n’a pas été ratifié par 55 pays représentant 55 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre – est évidente, a néanmoins incontestablement fixé un cap. Ne pas dépasser la hausse fatidique de 2 °C d’ici 2100 et si possible – mais l’honnêteté et le bon sens témoignent de la quasi-impossibilité d’atteindre cet objectif – 1,5 °C.
La France est un bon élève en ce qui concerne ses émissions de gaz à effet de serre puisque, grâce à l’énergie nucléaire (et aussi à une industrie faible en comparaison avec l’Allemagne), elle émet 5,7 tonnes d’équivalent CO2 par habitant, alors que les États-Unis en émettent 15, le Royaume-Uni 7 et l’Allemagne 10. Cependant, elle a très peu réduit ses émissions par rapport à l’année 2000, et certains pays européens font mieux qu’elle, comme la Suisse, la Suède, les pays baltes et certains pays d’Europe de l’Est (pour diverses raisons).
Évolution des émissions de gaz à effet de serre sur la période 1990-2013 (%)
La France est tout d’abord soumise aux engagements européens qui ont été pris à l’horizon 2020 : atteindre 23 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique, accroître de 20 % l’efficacité énergétique. Elle a aussi adopté la feuille de route européenne, qui aurait pu être plus ambitieuse, mais qui fixe déjà à 40 % la réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et à 30 % la part des énergies renouvelables à cet horizon. La loi sur la transition énergétique reprend du reste ces objectifs et rappelle l’objectif de diviser les émissions de gaz à effet de serre par un facteur quatre entre 1990 et 2050. L’objectif est d’atteindre 32 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie et de diviser par deux la consommation finale d’énergie en 2050. Jusque-là, tout va bien. En revanche, c’est au niveau des moyens que la situation devient beaucoup plus délicate, et même que l’incohérence se fait jour.
Tout d’abord, dans la définition du mix électrique ! En effet, la loi fixe pour objectif une réduction de 50 % la part de la production d’électricité d’origine nucléaire dès 2025 et porte à 40 % celle des énergies renouvelables dans le mix électrique en 2030 (27 % en 2020). Pour y parvenir, il faudrait envisager la fermeture de 15 à 20 réacteurs nucléaires d’ici 2025. Or, comme la Cour des comptes vient de le souligner, aucune provision de ce genre n’a été envisagée dans la comptabilité d’EDF. Mieux encore, le nouveau PDG d’EDF vient d’annoncer très explicitement que seule la fermeture de deux réacteurs était envisagée dans les 10 ans qui viennent. Cela signifie donc très clairement qu’il est hors de question pour l’opérateur historique, et pour l’État qui n’a aucunement réagi aux propos de Jean-Bernard Lévy, d’appliquer la loi qui vient d’être votée. Autrement dit, il y a une incohérence complète entre la loi sur la transition énergétique destinée à fixer une stratégie de transition et les décisions qui sont prises, totalement incompatibles avec cette stratégie. Et les projets de la PPE (programmation pluriannuelle de l’électricité) tablent sur 25 GW (gigawatts) de construction de capacité de production d’électricité renouvelable dans les sept ans qui viennent, mais EDF a fixé sa feuille de route à 5 GW sur 15 ans. Soit cinq fois moins ! Cela signifie soit qu’EDF a décidé de bloquer toute progression sérieuse des énergies renouvelables pour maintenir un mix quasi tout-nucléaire, soit qu’elle a décidé de laisser à des opérateurs privés le soin d’assurer le développement des énergies renouvelables en France… Ceci serait surprenant et pour tout dire ouvrirait probablement la voie à des batailles homériques, notamment à cause de la filiale détenue à 100 % par EDF : RTE (Réseau de transport d’électricité). En effet, quand on constate déjà la réticence (pour ne pas dire davantage) de RTE à raccorder les installations renouvelables, on imagine ce que pourrait être le comportement de RTE face à une réelle ouverture à la concurrence. De plus, la faiblesse des filières industrielles françaises, délibérément sacrifiées sur l’autel du nucléaire, est un fait, même si les technologies mises au point, notamment dans le domaine solaire par l’INES [1], sont de tout premier ordre. Mais l’État refuse les crédits permettant de les développer industriellement. Ainsi, un projet franco-allemand, dans lequel l’INES serait partie prenante, permettrait de produire à des prix compétitifs des cellules photovoltaïques de deuxième génération, capables de concurrencer les produits chinois. Mais l’État refuse le milliard d’euros correspondant à la part française, nécessaire au montage du projet…
Autrement dit, il y a une parfaite incohérence entre la loi et ses conditions d’application, de telle sorte qu’il n’existe en réalité aucune stratégie, si ce n’est celle du statu quo. Or, celui-ci n’a aucun sens à 20 ans, même à 10 ans, sauf à programmer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires, ce qu’EDF n’ose même pas annoncer clairement. Par ailleurs, ce serait en contradiction évidente avec la loi sur la transition énergétique, compte tenu de l’obligation de réduire à 50 % la part du nucléaire dans le contexte d’une consommation électrique qui stagne, voire régresse légèrement.
Admettons donc que l’État ait décidé, en dehors de toute procédure démocratique, de maintenir le tout-nucléaire, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Est-ce une solution viable à la fois sur le plan climatique et sur les plans industriel, financier et économique ? Certainement pas. Certes, la contribution de l’électricité nucléaire au changement climatique est très faible mais, en prenant cette décision, l’État se met délibérément en contradiction avec la politique climatique communautaire et avec les engagements qu’il a contractés. En effet, les engagements communautaires imposent une croissance accélérée des énergies renouvelables incompatible avec le maintien du niveau actuel du nucléaire.
De plus, cette politique est réellement suicidaire sur un plan économique, financier et industriel. La situation catastrophique d’Areva, qui va d’ores et déjà coûter cinq milliards d’euros aux contribuables en pure perte (puisqu’aucune stratégie de développement de cette entreprise n’a été déterminée) va se doubler d’une descente aux enfers d’EDF, qui a déjà commencé, avec une action qui est descendue en dessous de 10 euros en avril 2016 (en cinq ans, l’action a perdu 70 % de sa valeur). En effet, il est coutume de souligner le fort endettement d’EDF (près de 40 milliards d’euros), ses engagements anglais de 24 milliards d’euros (pour lesquels les syndicats ont lancé une procédure d’alerte en décembre et le directeur financier, Thomas Piquemal, a démissionné), la contrainte du rachat d’Areva (2,7 milliards d’euros), le fiasco industriel de Flamanville (près de 10 milliards d’euros) et enfin le coût faramineux de la mise aux normes des 58 réacteurs, évalué à 50 milliards d’euros par EDF et à 100 milliards par la Cour des comptes. L’équation est impossible sans une augmentation massive du coût de l’électricité et une aide de l’État, alors même que l’argument massue utilisé par les pouvoirs publics en faveur du nucléaire a toujours été une électricité à bas coût. Ce soutien a déjà commencé avec l’abandon des dividendes dus à l’État pour 2015, soit 1,8 milliard d’euros acquittés sous forme d’actions, ce qui équivaut à une augmentation de la part de l’État dans le capital d’EDF.
Mais il y a encore plus grave : le coût de l’électricité nucléaire, qui ne cesse d’augmenter. Il est de l’ordre de 12 centimes le kilowattheure pour les nouvelles centrales, contre cinq à six pour les anciennes, selon la Cour des comptes ; il est fixé par l’ARENH [2] à 4,2 centimes, sans inclure les coûts de remise en état dont il vient d’être question. Dans le même temps, le coût de l’électricité d’origine renouvelable ne cesse de diminuer, ce qui a conduit le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, à reconnaître qu’il n’était pas compétitif avec un prix de l’électricité de moins de trois centimes sur le marché de gros interconnecté (le principal marché de l’entreprise) [3].
Ainsi, la situation énergétique de la France à moyen et long termes s’avère-t-elle franchement catastrophique, du fait de l’absence complète de vision réaliste et de la capacité de l’industrie nucléaire à s’arc-bouter sur un système incompatible avec le XXIe siècle. Il n’est certes pas possible d’envisager une sortie brutale du nucléaire, qui est en baisse dans le monde entier. En revanche, il est possible de faire un rapport coût /avantage par réacteur entre les investissements nécessaires pour renforcer la sûreté et la durée de vie prévisible. Ceci permettrait de fermer les réacteurs les moins rentables et de mettre enfin l’accélérateur sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Un rapport de l’IRENA, présenté le 17 mars à Berlin, propose un doublement de la part des renouvelables, ce qui permettrait une économie de 4 à 15 fois le coût de l’investissement mondial, et de sauver quatre millions de vies par an [4]. La France pourrait viser, selon ce rapport, 46 % d’énergies renouvelables dans son mix énergétique en 2030.
Mais il n’y a pas que l’électricité. La sortie du pétrole est une obligation qui ne peut aboutir qu’avec une politique draconienne de sobriété et d’efficacité énergétique, et une autre organisation fondée très largement sur la décentralisation énergétique. Là aussi, même si la France possède des technologies et des exemples remarquables, elle est dans l’incapacité de généraliser à l’échelle nationale ce qui a par exemple été fait à l’échelle de la région Nord-Pas-de-Calais avec le Master plan mis en place sous la houlette de Jeremy Rifkin. Certes, la loi sur la transition énergétique comporte des objectifs ambitieux en matière de rénovation des bâtiments, comme la rénovation thermique de 500 000 logements par an d’ici 2017 (les bâtiments représentent 44 % de la consommation nationale d’énergie finale [5]). Elle comporte des objectifs concrets en faveur des véhicules électriques (installer au moins sept millions de points de charge de batteries d’ici 2030) et des obligations d’achat de véhicules non polluants par les établissements publics et les collectivités territoriales. Cependant, la loi LAURE (loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie) de 1996 prévoyait déjà l’obligation pour les flottes captives de se doter de véhicules moins polluants et l’installation de points de charge électrique et pour le GPL (gaz de pétrole liquéfié) ! On ne peut donc être que très prudent envers l’efficience de ces dispositifs.
En réalité, c’est dans la mise en branle de toute l’économie française au service de la transition énergétique et économique que se trouvent les réelles capacités de changement. Dans le rapport remis en juin 2015 à Ségolène Royal [6], le groupe de travail que je présidais avait souligné la multiplicité des initiatives inscrites dans l’économie du Nouveau Monde, et l’incapacité globale à massifier ces initiatives. L’aveuglement collectif en faveur du nucléaire a en réalité non seulement bridé voire interdit le développement de filières puissantes dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique en France, mais aussi exclu une réelle stratégie à moyen-long terme pour atteindre les objectifs affirmés dans les lois et les engagements communautaires.
La France est désormais mise au pied du mur et contrainte à de véritables choix déchirants pour permettre à ses citoyens d’entrer enfin dans la transition énergétique dont elle prétend être la championne.
[1] L’INES est l’Institut national de l’énergie solaire, filiale du CEA, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables. Il est basé à Chambéry.
[2] L’ARENH est l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, mis en place par la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) du 8 décembre 2010. Plus d’informations sur le site du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer : http://www.developpement-durable.gouv.fr/Le-prix-de-l-ARENH.html
[3] « Jean-Bernard Lévy : « L’équation financière d’EDF est difficile » », Le Monde, 16 février 2016. URL : http://lemonde.fr/economie-francaise/article/2016/02/16/jean-bernard-levy-l-equation-financiere-d-edf-est-difficile_4865962_1656968.html. Consulté le 12 avril 2016.
[4] IRENA (International Renewable Energy Agency), Roadmap for a Renewable Energy Future: 2016 Edition, Abou Dhabi : IRENA, 2016. URL : http://www.irena.org/DocumentDownloads/Publications/IRENA_REmap_2016_edition_report.pdf. Consulté le 12 avril 2016.
[5] Voir « La consommation énergétique des bâtiments et de la construction », statistiques du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer. URL : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/lessentiel/ar/326/1097/consommation-energetique-batiments-construction.html
[6] Lepage Corinne (sous la dir. de), L’Économie du nouveau monde, Paris : AdNmonde, 2015. URL : http://adnmonde.fr/wp-content/uploads/2015/06/rapport_ADNM4.pdf; voir aussi l’analyse du rapport sur le site de Futuribles : https://www.futuribles.com/fr/bibliographie/notice/leconomie-du-nouveau-monde/