Il est habituellement considéré que le meilleur moyen de freiner la croissance démographique est de limiter les naissances plutôt que de restreindre la durée de vie des êtres humains. Dans le domaine économique, il est au contraire généralement considéré qu’un des ressorts principaux de la croissance consiste à accroître le rythme de disparition des biens de sorte qu’ils soient plus rapidement remplacés.
Ainsi – à supposer le nombre de consommateurs constant (hypothèse d’école assurément) – il est souvent affirmé que l’obsolescence des biens serait délibérément programmée pour obliger lesdits consommateurs à les remplacer de plus en plus rapidement, de sorte que l’appareil de production puisse tourner à plein régime et écouler ses produits. Cette représentation est très prisée chez certains écologistes qui ont beau jeu de dénoncer du même coup l’exploitation toujours plus importante de ressources naturelles limitées, et la production sans cesse croissante de déchets menaçant l’écosystème, surtout s’ils ne sont pas recyclés.
À l’encontre de cette vision simpliste, il faut lire dans ce numéro l’excellent article d’Éric Vidalenc et Laurent Meunier qui, s’appuyant sur l’analyse du cycle de vie des biens conduite par l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), montrent que les choses sont plus compliquées que l’on est enclin à l’imaginer : si la durée de vie de certains biens, en effet, est de plus en plus courte – y compris en raison de leurs nouvelles fonctionnalités – celle d’autres produits tend en revanche à s’allonger. Ces derniers sont-ils pour autant plus vertueux sur le plan écologique ? Pas nécessairement, dirait sans doute François Grosse [1], puisque tant qu’ils ne sont pas réduits à l’état de déchets, ils ne peuvent pas être recyclés et servir d’intrants à de nouveaux biens, conformément aux principes de l’économie circulaire.
Poursuivant leur analyse, nos deux auteurs montrent qu’il existe des biens dont l’usage a un impact écologique beaucoup plus important que leur fabrication (par exemple, l’électroménager) et d’autres pour lesquels c’est l’inverse (par exemple, les ordinateurs et smartphones), et que selon les cas, la stratégie à adopter pour réaliser l’indispensable transition écologique ne sera pas la même. Néanmoins, de leur article se dégagent un certain nombre d’enseignements concernant le rôle des acteurs et les leviers sur lesquels ils peuvent jouer.
Si, comme nous en sommes persuadés à Futuribles, il est plus urgent que jamais de changer d’ère, de passer du « toujours plus », de la société d’abondance, à la société du mieux-vivre, en bonne intelligence avec notre biosphère, il nous faut résolument repenser nos manières de produire et de consommer. Telle est la raison pour laquelle Futuribles International a mené, entre avril 2013 et avril 2014, une étude visant à repérer les comportements précurseurs et à examiner leur potentiel de développement. Ainsi a été établi un catalogue d’une centaine d’innovations introduites par des ménages, des entreprises et des administrations dans une vingtaine de pays, qui nous ont semblé particulièrement intéressantes dès lors qu’elles se caractérisaient par des modes de production et de consommation plus économes en ressources et plus respectueux de l’écosystème [2], , susceptibles au demeurant d’être dupliquées et diffusées à une plus grande échelle, et de concourir ainsi à opérer une véritable transition écologique.
Nous reviendrons dans le prochain numéro de la revue Futuribles sur cette étude et les scénarios qui ont, sur la base de données empiriques, été ainsi établis. Mais, dès à présent, peuvent en être tirés plusieurs enseignements. L’un d’entre eux est que l’essor d’un développement vraiment durable n’est en rien contradictoire avec celui d’une économie prospère répondant aux besoins d’épanouissement humain. À la représentation fréquente d’une écologie nostalgique et d’une morale contraignante s’oppose une vision d’un futur, certes en rupture avec le passé, mais plutôt heureux.
Un deuxième enseignement, peut-être encore plus important, émane de cette étude comme des autres travaux menés par Futuribles : le caractère insoutenable, aux plan économique, social et environnemental, à moyen et à long terme, du modèle de croissance économique hérité du passé, comme du modèle de protection sociale [3], notamment tel qu’il s’est développé en France dans un contexte hier bien différent de celui d’aujourd’hui, et, plus généralement, de notre modèle traditionnel de société créant désormais plus de frustrations que d’espoirs et d’aménités. Les élus de la nation l’ont-ils compris ? Les politiques publiques, au-delà des effets d’annonce – d’ailleurs souvent contradictoires?- de réformes souvent insuffisantes, ne semblent toujours pas s’appuyer sur un diagnostic pertinent de « la crise », encore moins sur une vision à long terme porteuse d’espoir, de sens et de cohérence.
Or, quel que soit le caractère sympathique et salutaire des initiatives plus ou moins innovantes promues par la société civile, nous ne pourrons pas faire l’économie ni d’une réflexion profonde et globale sur un nouveau modèle de société, ni d’une réinvention de nos institutions publiques, d’un renouveau de la pensée sur ce que démocratie et politique veulent dire et exigent, sur ce que pourrait être un État réellement stratège et garant du bien commun à court, moyen et long termes, porteur donc d’une vision d’un avenir souhaitable et crédible. Le déficit à ce niveau est dramatique et risque de nous conduire dans le mur, alors que tant d’opportunités existent pour concevoir et construire une autre manière de vivre ensemble, plus harmonieuse et mieux adaptée aux contraintes et exigences des temps à venir.
[1]. Voir Grosse François, « Le découplage croissance / matières premières. De l’économie circulaire à l’économie de la fonctionnalité », Futuribles, n° 365, juillet-août 2010, p. 99-124.
[2]. Voir le site Internet de l’étude Produire et consommer à l’ère de la transition écologique, https://www.futuribles.com/fr/groupes/produire-et-consommer-en-france-en-2030/.
[3]. Voir Jouvenel Hugues (de) et Parant Alain, L’Avenir du système français de protection sociale, Paris : Futuribles International, 2013.