Avec la chute de l’URSS et la fin de la bipolarité, certains ont cru à la victoire de la démocratie et à l’avènement d’une mondialisation heureuse. Mais à l’heure où les Américains choisissent pour président le héraut du « America first », où s’affirment en Europe des mouvements populistes et souverainistes, où enfin de nouvelles puissances menacent les équilibres régionaux, il est légitime de s’interroger sur les causes et la nature d’un sentiment identitaire et national résurgent, et sur la façon dont il bouscule l’ordre géopolitique mondial. Les souverainetés vont-elles être balayées par le vent de la mondialisation, ou au contraire s’affirmer davantage ? Ce monde vers lequel nous nous dirigeons est-il porteur de nouvelles conflictualités ? Le système de gouvernance mondiale, si perfectible encore, résistera-t-il au retour des puissances ? Enfin, allons-nous « vers un monde néonational » ?
Tel est le titre du livre dialogue entre le politologue Bertrand Badie et le géographe Michel Foucher, sous la direction de Gaïdz Minassian, qui débattent sur ce nouveau monde en devenir, ses enjeux et ses dérives possibles. Quatre thèmes sont abordés : les territoires et les frontières, les politiques étrangères, les nouvelles conflictualités, la gouvernance mondiale. Avec une question récurrente : en quoi l’émergence d’un néonationalisme affecte-t-elle ces différents sujets ? Entre l’universitaire, politologue, spécialiste des relations internationales, et le géographe, diplomate, habitué des cercles de pouvoir, les approches et les points de vue divergent parfois, mais se rejoignent sur l’essentiel.
Selon Bertrand Badie, nous sommes entrés dans un monde néonationaliste caractérisé par un fort sentiment identitaire, souvent apparu en réaction à une altérité perçue comme menaçante, qu’il s’agisse des puissances occidentales, sur un relatif déclin, ou des puissances anciennement dominées, trop longtemps exclues du jeu international et marquées par des décennies d’humiliation, comme l’auteur le développe dans son dernier ouvrage Le Temps des humiliés [1]. Avec la fin de la bipolarité, disparue à la chute du mur de Berlin, puis celle de l’unipolarité, révélée par la crise syrienne, chacun aspire désormais à jouer un rôle dans le nouvel ordre mondial et revendique sa souveraineté en affichant un nationalisme – d’affirmation et d’émancipation chez les puissances émergentes, de repli et de peur au sein des vieilles puissances occidentales.
Ce sentiment est d’autant plus fort que la mondialisation a, par son ampleur, heurté des sociétés qui appartiennent désormais à un monde d’interdépendance, de mobilité, mais surtout « de circulation des imaginaires qui succède à l’ancienne juxtaposition des consciences nationales ». Dès lors, le principe de frontières issu de la logique westphalienne recule au profit de celui de territoire, qui permet de rassembler les peuples autour d’un référent identitaire tel que le panislamisme, le panarabisme ou le pankurdisme. De même, dans ce nouveau paysage des relations internationales, le concept d’ennemi devient difficile à appréhender car il est rarement rattaché à une structure politique organisée. La violence est fragmentée, décentralisée. À cet égard, Daech ou Al-Qaïda sont, selon Bertrand Badie, des « entrepreneurs de violence » plutôt que des ennemis.
Michel Foucher préfère, lui, parler d’un monde néonational, à connotation moins négative, dans lequel les puissances émergentes expriment leur volonté de s’émanciper de l’ordre occidental. L’expression de ce sentiment nationaliste induit, au niveau interétatique, une crise des ordres régionaux, auxquels se substituent des sphères d’influence potentiellement plus conflictuelles ; au niveau infraétatique, une crise de la démocratie par un phénomène de désintermédiation politique, dans lequel le leader s’adresse à une « catégorie abstraite, nommée le peuple, entité organique supposée homogène et éclairée ». Mais selon le géographe, spécialiste du sujet auquel il a consacré son livre Le Retour des frontières [2], cette montée du néonationalisme se traduit par une réaffirmation des frontières, objet géopolitique par excellence, nécessaire à la délimitation de l’espace, référent d’une politique extérieure. Dans ce contexte, la menace étatique ne doit pas être négligée. L’ennemi, selon Michel Foucher, est bien celui qui vous désigne comme tel, qu’il s’agisse d’un État, d’une organisation ou d’un individu isolé.
Selon ces deux intellectuels, le néonationalisme a érodé le multilatéralisme en s’attaquant à la solidarité et à la notion de biens communs. Le monde est devenu moins coopératif. Et pourtant, il est aujourd’hui le référent principal pour la pensée et l’action, le terrain des principaux défis, environnementaux, alimentaires, sanitaires, économiques… Il devient donc urgent de repenser la gouvernance mondiale, en accordant à chaque État une reconnaissance tant politique qu’économique, en y associant les acteurs non étatiques, enfin en gérant les désaccords par référence à la protection des intérêts nationaux plutôt qu’à la promotion des valeurs. De ce point de vue, la fin du messianisme américain inaugurée sous l’ère Obama est accueillie très favorablement par chacun.
En s’interrogeant sur les concepts de nationalisme, intérêt général, souveraineté, frontière ou territoire, mondialisation, multilatéralisme, gouvernance…, Bertrand Badie et Michel Foucher conduisent le lecteur à penser l’avenir avec de nouvelles grilles de lecture et à s’extraire d’une dialectique stérile entre néolibéralisme et néonationalisme. Bien conscients que l’avenir n’est pas écrit, trop sages pour proposer des recettes, ils concluent néanmoins en proposant chacun une stratégie à privilégier pour lutter contre le néonationalisme. Si Michel Foucher fait de l’éducation le principal levier pour combattre cette idéologie néfaste, et résister à la « fragmentation néonationale du monde », Bertrand Badie attire l’attention sur l’iniquité du système mondial, source de frustrations, d’humiliations et de violences, que le néonationalisme aggrave, et mise sur l’approfondissement du multilatéralisme dans le but d’instaurer un système social équitable.
[1] Badie Bertrand, Le Temps des humiliés. Pathologie des relations internationales, Paris : Odile Jacob, 2014.
[2] Foucher Michel, Le Retour des frontières, Paris : CNRS Éditions, 2016.