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Transition énergétique : quelle trajectoire ? Généalogie de la loi de transition énergétique et positionnement au regard des scénarios préexistants

Patrick Criqui, économiste, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), laboratoire PACTE (Politiques publiques, action politique, territoires)-EDDEN (Économie du développement durable et de l’énergie), Grenoble ; membre en 2013 du groupe d’experts du Débat national sur la transition énergétique.


Pour bien comprendre les éléments structurants du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte (TECV) qui a été mis en discussion au Parlement français le 1er octobre 2014, il est indispensable de se référer aux images du futur énergétique, aux scénarios qui ont alimenté la réflexion et le débat au cours des derniers mois.

Le débat au Parlement sera en effet l’aboutissement d’un processus qui a été lancé dès l’automne 2012 et qui a permis de dégager progressivement les grandes lignes, puis les détails de ce que pourrait être la transition énergétique « à la française » : le Débat national sur la transition énergétique (DNTE) [1]. Notons d’abord que le concept même de transition trouve ses racines bien loin dans le passé, notamment dans les projets d’indépendance énergétique après les chocs pétroliers (en France mais aussi dans d’autres pays comme les États-Unis), puis dans les objectifs de lutte contre le changement climatique. En France, l’inscription de la réduction des émissions de gaz à effet de serre par un facteur 4 en 2050 (par rapport au niveau de 1990), dite « Facteur 4 », a été inscrite dès 2005 dans la loi POPE, loi de programmation fixant les orientations de la politique énergétique.

Le DNTE en 2013

Au point de départ de la loi TECV, on retrouve d’une part le Facteur 4, qui au fil des ans s’est fortement ancré dans le paysage des politiques « énergie-climat » en France, et un objectif chiffré beaucoup plus récent, puisque datant de la campagne présidentielle de 2012 : celui de la diversification du mix électrique et de la réduction de la part de l’énergie nucléaire à 50 % de la production d’électricité en 2025 (sans indication d’ailleurs sur le devenir de cette part après 2025). Alors qu’étaient lancés début 2013 les travaux du Conseil du Débat national sur la transition énergétique, c’est sur ces deux piliers – Facteur 4 pour les émissions en 2050 et nucléaire à 50 % en 2025 – que s’est appuyé le groupe de travail en charge, dans ce contexte, des trajectoires et scénarios.

Le processus qui s’est alors mis en place présentait une originalité certaine car, sans doute pour la première fois dans l’histoire des politiques énergétiques en France, le scénario n’était pas donné ab initio par un dispositif politico-administratif ; qui plus est, il s’agissait de discuter non pas d’un mais de plusieurs scénarios ou trajectoires contrastés. Et en effet, un processus très large d’inventaire des images du futur énergétique à long terme, telles que produites par la société civile – associations, organisations non gouvernementales (ONG), centres de recherche – a été entrepris. Seize scénarios ont été retenus, scénarios de facture très différente, mais présentant tous un bon niveau de pertinence et de cohérence interne. Les premiers examens ont fait apparaître d’énormes différences avec, par exemple, une consommation d’électricité variant selon les cas de 280 à 840 térawattheures (TWh) en 2050, contre 450 TWh aujourd’hui !

Alors que le processus du débat national était conçu comme un exercice de démocratie délibérative, l’existence de 16 scénarios constituait une base très riche mais à l’évidence inutilisable en tant que telle. Il fallait en effet que les différents collèges (ONG environnementales, autres ONG, employeurs, syndicats, Parlement, collectivités locales et administration) puissent analyser et comparer un nombre plus limité d’objets communs. Il fut donc décidé d’identifier des familles de scénarios ou trajectoires énergétiques, en nombre réduit mais permettant néanmoins de regrouper l’ensemble des scénarios spécifiques. Quatre trajectoires furent finalement considérées.

Quatre trajectoires énergétiques pour la France

Le processus de construction de ces trajectoires a en effet permis d’identifier quatre futurs possibles, permettant de respecter le double objectif mentionné plus haut (Facteur 4 et 50 % de nucléaire ; à une exception près, voir infra) mais très différents dans leur structure et leurs implications économiques et sociales [2]. En allant à l’essentiel, les éléments discriminants de ces quatre futurs sont au nombre de deux : la réduction des consommations d’énergie finale supposée à l’horizon 2050, et le poids relatif de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables dans la production d’électricité.

Deux trajectoires, dites « Sobriété » et « Efficacité », supposent une réduction très importante de la consommation d’énergie finale en 2050, de l’ordre de 50 %. Elles se distinguent par le fait que la trajectoire Sobriété appelle à d’importants changements de comportements de consommation, ainsi qu’à une sortie complète du nucléaire à l’horizon 2050 ; alors que dans la trajectoire Efficacité, la réduction des consommations est obtenue plutôt par des moyens technologiques et la part du nucléaire, si elle continue à décroître après 2025, demeure significative et de l’ordre de 25 % en 2050.

Les deux autres trajectoires, « Diversité » et « Décarbonisation », considérant que la réduction des consommations n’est jamais sans coûts, sont moins ambitieuses dans ce domaine, avec une réduction de 10 % à 20 % en 2050. L’option Diversité suppose un mix électrique diversifié, avec un nucléaire stabilisé à 50 %. Ce n’est pas le cas de Décarbonisation qui maintient un nucléaire à 75 % du total électrique, enfreignant ainsi volontairement le deuxième objectif préalable… Ces quatre trajectoires décrivent assez bien le champ des possibles et, hormis une hypothèse de rupture technologique majeure – un « game changer » -, on a du mal à imaginer un futur échappant complètement à l’une de ces quatre voies.

On a donc un dispositif assez clair, avec à un extrême Sobriété (inspiré de négaWatt [3]), très proche dans ses principes du nouveau modèle allemand de sortie du nucléaire et de la Energiewende [4], et à l’autre extrême Décarbonisation (Negatep [5]) qui représente lui l’ancien modèle français, largement dominé par le nucléaire. Entre les deux, Efficacité est très proche des scénarios de l’ADEME [6] et Diversité est inspiré d’un des trois scénarios produit par l’ANCRE (Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie) [7], qui propose une vision se voulant équilibrée des différents leviers et des différentes sources d’énergie peu émettrice de carbone (« bas carbone »).

Les choix implicites du projet de loi TECV en 2014

La référence aux trajectoires du DNTE n’est pas explicite dans le projet de loi TECV. Et pourtant, il est assez facile de caractériser le scénario qui découlera – ou découlerait – de l’application stricte de la loi. Les principaux objectifs chiffrés dans le projet de loi sont les suivants :

– réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % en 2030 et de 75 % en 2050 par rapport à 1990 ;

– réduction de la consommation d’énergie finale de 50 % en 2050 par rapport à 2012 ;

– réduction de la consommation d’énergie fossile de 30 % en 2030 par rapport à 2012 ;

– part des renouvelables à 23 % de la consommation en 2020 et 32 % en 2030 (dont 38 % de la chaleur, 15 % des carburants, 40 % de l’électricité) ;

– part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % en 2025 ;

– des objectifs complémentaires sont donnés pour 500 000 rénovations thermiques par an dès 2017, sept millions de bornes de recharge pour véhicules électriques en 2030, 1 500 méthaniseurs [8] en trois ans.

L’inscription dans la loi de l’objectif de réduction de la consommation d’énergie finale de 50 % conduit donc à éliminer les scénarios de type Diversité et a fortiori Décarbonisation. D’autre part et bien qu’aucune réponse ne soit donnée à la question absolument centrale de l’évolution de la part de l’énergie nucléaire au-delà de 2025, le fait qu’il ne soit pas fait référence à une sortie du nucléaire conduirait à éliminer le scénario Sobriété. Reste donc la trajectoire Efficacité, celle du scénario ADEME, qui par ailleurs respecte ou dépasse tous les autres objectifs quantifiés.

Le cap est donc fixé et le scénario à atteindre est documenté. Cela ne démontre pas pour autant la faisabilité sociotechnique de ce scénario, dont on peut considérer qu’il présente un degré d’incertitude particulièrement élevé sur la possibilité de réduire de moitié la consommation d’énergie d’ici 2050. Cela suppose en effet, à cet horizon, une rénovation thermique profonde de la quasi-totalité des bâtiments, ainsi que l’emploi systématique et dans tous les secteurs – bâtiment, transport, industrie – des technologies les plus performantes aujourd’hui connues. Faisable sur le papier, ce scénario suppose que soient levés absolument tous les obstacles à l’efficacité énergétique, alors même que l’expérience des 40 dernières années, depuis les chocs pétroliers, témoigne à la fois de succès indéniables, mais aussi de la persistance d’un important déficit d’efficacité énergétique ou efficiency gap. Cela parce qu’il n’existe pas de système technique parfaitement optimisé à l’échelle nationale, un peu comme il n’existe pas de marché parfait.

Ceci conduit à penser que la gestion de la transition énergétique devra s’inscrire dans un processus dynamique, tenant compte des résultats obtenus et des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de différentes politiques. L’objectif du Facteur 4 ne devra pas être abandonné, en revanche les voies empruntées pour l’atteindre devront probablement être ajustées au fil du temps. On a de bonnes raisons de penser que la trajectoire effective sera alors une hybridation entre le scénario « first best » Efficacité et des scénarios « second best », en particulier le scénario Diversité qui représente un autre équilibre du système énergétique français à long terme. Le rééquilibrage découle d’une vision plus prudente des potentiels atteignables de réduction de la demande, ce qui implique en conséquence une offre d’énergie « décarbonée » quantitativement plus importante.

Le questionnement sur l’arbitrage – réduction de la demande / développement de l’offre décarbonée – est d’ailleurs au cœur des études internationales sur la « décarbonisation profonde », comme le Deep Decarbonization Pathways Project qui prépare, pour l’Organisation des Nations unies et en vue de la conférence Paris-Climat de 2015 (Conférence des parties), des trajectoires à 2050 pour les 15 pays les plus émetteurs au plan mondial [9].

Retrouvez ici les contributions de Corinne Lepage, Bruno Rebelle, Pierre Papon et Pierre Bonnaure.


[1] Voir le site Internet dédié : http://www.developpement-durable.gouv.fr/Rapports-au-Conseil-national-du.html. Consulté le 15 septembre 2014.

[2] Grandjean Alain, Blanchet Emmanuel et Finidori Esther, Étude des 4 trajectoires du DNTE, Paris : étude pour le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, février 2014. URL : http://webissimo.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/tude_Trajectoires_DNTE_cle74f7d5.pdf. Consulté le 15 septembre 2014.

[3] En référence au scénario développé par l’association négaWatt dont la dernière mise à jour date de 2011. Voir le dossier de synthèse Scénario négaWatt 2011. URL : http://www.negawatt.org/telechargement/SnW11//Scenario_negaWatt_2011-Dossier_de_synthese-v20111017.pdf et le détail du scénario sur le site Internet http://www.negawatt.org/scenario-negawatt-2011-p46.html. Consultés le 15 septembre 2014 (NDLR).

[4] Transition énergétique en allemand (NDLR).

[5] Acket Claude et Bacher Pierre, « Diviser par quatre les rejets de CO2 dus à l’énergie : le scénario Negatep », association Sauvons le climat, 2014. URL : http://www.sauvonsleclimat.org/images/articles/pdf_files/best_of/negatep 2014.pdf. Consulté le 16 septembre 2014. Il s’agit d’une version actualisée du scénario Negatep présenté par les auteurs en 2011 dans Futuribles, n° 376, juillet-août 2011, p. 61-80 (NDLR).

[6] Visions énergie climat 2030/2050, Paris : ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), 2014.

[7] Scénarios de l’ANCRE pour la transition énergétique. Rapport 2013, Orsay : ANCRE, 2013.

[8] Installation visant à la valorisation des déchets agricoles et organiques via la production de méthane lors de leur décomposition ; le biogaz ainsi produit est une source exploitable d’électricité ou de chaleur (NDLR).

[9] IDDRI (Institut du développement durable et des relations internationales) / SDSN (Sustainable Development Solutions Network), Pathways to Deep Decarbonization: Interim 2014 Report, Paris : IDDRI / SDSN, 2014.

#Droit. Législation #Énergie #Transition écologique
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