Nous considérons ici « stratégie » de manière large [1], le champ sémantique couvrant à la fois la politique générale d’une organisation (ou d’un collectif, d’un territoire), les ambitions, les missions et activités, ainsi que les moyens et vecteurs stratégiques (axes, projets, ressources…).

L’objet de la prospective n’est pas de produire des politiques ou des stratégies, ni des « innovations » formelles. Mais plutôt de les préparer, de les éclairer, d’en faciliter l’expression et d’en améliorer la pertinence dans le temps long. On notera que les processus des démarches prospectives, ouverts, exploratoires, « divergents » et intégrant la controverse, ne relèvent pas du même état d’esprit que les processus stratégiques qui visent à la convergence et l’alignement entre les différents projets d’une organisation, ses parties prenantes et ses moyens (formalisation et délibération, ressources et déploiement, suivi-évaluation, adaptation).

Toutefois, les acteurs concernés par ces deux familles de processus se recouvrent en partie, tant dans les organisations que dans les territoires. Par ailleurs, les travaux de prospective doivent prendre en compte les stratégies des acteurs et les dynamiques d’innovation dans le travail d’analyse. Les relations sont connexes et non séquentielles. Faire dépendre la réflexion stratégique du travail de prospective apparaît même non pertinent, compte tenu du poids des aspects culturels, identitaires, du jeu des parties prenantes dans la détermination des ambitions et des actions d’une stratégie.

Enfin, toute démarche, étude, analyse de prospective est motivée par l’expression d’un besoin, même latent. Mais ce besoin doit toujours pouvoir se formaliser par des questions ouvertes, et non par la recherche d’une solution. Une démarche de prospective est bien une démarche projet, parfois d’apprentissage, avec la spécificité d’une grande ouverture ; mais à la différence d’un projet architectural qui vise à construire un pont, une école, l’issue d’une démarche prospective est ouverte.


[1] On se place dans la double perspective de Chandler : « déterminer les objectifs et les buts fondamentaux à long terme d’une organisation, puis choisir les modes d’action et d’allocation des ressources qui permettront d’atteindre ces buts et objectifs », in Chandler Alfred, Stratégies et structures de l’entreprise, Paris : éditions d’Organisation, 1989 (1962).

Comment les travaux de prospective peuvent-ils contribuer à la qualité des processus stratégiques et d’innovation ?

À la différence du séquençage des étapes précédentes de la prospective exploratoire, il n’y a pas une seule approche permettant de bien articuler prospective et stratégie, et de valoriser les résultats d’une démarche prospective. Pour certains, le travail de prospective permet un remaniement profond des représentations des acteurs de l’organisation, une meilleure compréhension de l’environnement, des dynamiques internes…, qui sont des points déterminants dans l’accompagnement du changement. La variété des collectifs est considérable (entreprise, filière, territoire, écosystème…) ; certaines approches pertinentes pour un acteur ne le seront pas pour un autre.

Les éléments présentés ci-après sont donc indicatifs.

Quatre aspects importants sont proposés : la notion de diagnostic prospectif ; l’exploration des devenirs possibles d’une organisation ; la notion de vision prospective et stratégique ; l’aide à la décision, et les articulations entre stratégies et scénarios.

1. La notion de diagnostic prospectif pour intégrer les enjeux de demain

Un diagnostic est nécessaire dans une démarche stratégique. Les outils de diagnostic sont multiples, certains génériques (SWOT [Strengths Weaknesses Opportunities Threats], grilles d’analyse stratégique de type McKinsey, ADL [Arthur Doo Little]…), d’autres adaptés aux organisations et questions étudiées, y compris les grilles et dispositifs de benchmark. Sauf exception, les diagnostics produits reposent cependant sur des données passées ou actuelles, ou des projections tendancielles (démographie, marchés, ressources…). Il en ressort des politiques ou des stratégies adaptées aux contextes connus, et qui prennent peu en compte les comportements des parties prenantes (aspirations, besoins, stratégies des acteurs…).

Premier apport de la prospective à la stratégie, le travail de prospective vient enrichir les outils de diagnostic classiques pour permettre d’intégrer, d’une part les évolutions à venir de l’environnement (à quoi doit-on se préparer ?), et d’autre part les acteurs du changement (quelles seront les parties prenantes demain ?). Les notions de forces et de faiblesses, de menaces ou d’opportunités sont replacées dans le temps long, en fonction des analyses prospectives de l’environnement, des scénarios de contexte identifiés. On parlera alors d’atouts, de zones de vulnérabilité, d’espaces de développement ou de contraintes à résoudre, et d’enjeux pour le moyen et le long terme. Les intérêts et positions des acteurs en fonction des principaux enjeux sont également identifiés.

Outils types

  • SWOTTA (Strengths Weaknesses Opportunities Threats Trends Actions) qui, partant de l’outil le plus banal, permet d’intégrer les évolutions de l’environnement et les dynamiques internes.
  • L’analyse des jeux d’acteurs qui permet de comprendre les relations d’influence entre acteurs, les convergences et divergences futures et les issues les plus vraisemblables.
  • L’analyse socio-dynamique des organisations.

Exemple de SWOTTA

2. La notion de potentiel, les devenirs possibles d’une organisation

Deuxième apport de la prospective à la pensée stratégique, le travail de prospective permet d’aller au-delà de la préparation de stratégies de réponses aux évolutions du contexte, en explorant les devenirs possibles d’une organisation, son potentiel à moyen et long termes, des schémas inédits d’organisation dépassant les frontières actuelles.

Ainsi le travail exploratoire sur les évolutions de l’environnement peut également être mis en œuvre sur l’organisation elle-même. Le terme inapproprié de scénarios de développement de l’organisation est parfois utilisé. Nous préférons le terme de profils possibles, d’avenirs ou de trajectoires possibles de l’organisation.

 ❝ Dans le cadre de travaux de prospective pour Renault, il y a plus de 25 ans, plusieurs images du groupe à long terme ont été produites et mises en débat (« Architecte de la mobilité », « Grand industriel européen », « Ensemblier global », « Opérateur de services multimarques »…). Par la suite, des travaux de simulation économique et de faisabilité technique ont été menés, et des orientations traduites dans un référentiel stratégique à long terme ont été arrêtées par le comité exécutif.❞

Les explorations portent sur l’identité, les frontières, les métiers, les missions / objectifs et parties prenantes, les compétences clefs de l’organisation. Pour un projet plus délimité, le travail de prospective permet d’explorer la variété des solutions fonctionnelles à une question posée. Elle se rapproche dans ce cas des approches proposées par le design thinking, voire du design fiction.

Outils types

  • Construction de profils stratégiques à long terme.
  • Arbre de compétences et d’activités (Marc Giget).
  • Pyramide d’identité.

La démarche vise aussi à réconcilier anticipation et action. Le travail de prospective doit — autant que possible — distinguer le temps de l’exploration des avenirs possibles, de celui du travail sur la construction de l’avenir, des avenirs souhaitables (tout autant que des avenirs redoutables). Les étapes précédentes visent notamment à renseigner de manière aussi objective que possible les transformations de l’environnement, et le cas échéant les évolutions possibles de l’organisation.

Une des réponses classiques à cet objectif est de séparer, dans les contenus et processus de travail, ce qui relève d’une part du « référentiel ou cadre prospectif », à savoir les tendances, émergences, ruptures de l’environnement et du contexte, évolution des parties prenantes, scénarios de contexte, avenirs possibles pour l’organisation (ou le territoire)…, du « référentiel ou cadre stratégique [1]», à savoir les missions (ou métiers), les objectifs principaux et ambitions, les frontières de l’organisation, ses cibles et partenaires, les compétences clefs, les projets majeurs… Dans ce cadre, un travail d’articulation entre référentiel prospectif et référentiel stratégique est ensuite réalisé, notamment en utilisant les transformations de l’environnement et les scénarios comme outils d’orientation et de sélection pour les options stratégiques (cf. infra / point 4).

Une autre approche, à l’inverse, vise à mettre les analyses prospectives et les analyses et projets stratégiques dans un seul récit cohérent, référentiel assurant la continuité entre prospective et stratégie, en utilisant l’approche de la « vision prospective et stratégique » (cf. infra / point 3).

Il convient notamment de se prémunir des décideurs ou des acteurs qui parfois « retiennent » un scénario parmi d’autres pour toutes sortes de raisons (scénario apparaissant plus vraisemblable, plus conforme à leurs analyses, plus proche des politiques déjà engagées…). Ce comportement est normal et logique : lorsqu’il s’agit de construire et / ou de décider, l’esprit humain cherche à s’ancrer dans un cadre de référence unique et pouvoir s’y rapporter aisément, et ce d’autant plus que des choix passés ont été engagés [2].

Ce n’est cependant pas le premier des écueils, qui est celui de considérer que les aspirations et les parties prenantes de demain seront les mêmes que celles d’aujourd’hui. Cette problématique majeure est complexe : comment prendre des décisions qui engagent le long terme et qui ne soient pas caduques compte tenu des attentes et préférences de demain ? Quel poids donner aux attentes actuelles des parties prenantes face aux enjeux futurs quand ceux-ci ne semblent pas les concerner ? Comment intégrer les arbitrages entre court terme et long terme ?

Le processus de formulation stratégique est souvent en difficulté après la phase de diagnostic et d’analyse stratégique. Les managers échouent à générer des options stratégiques créatives, ou radicales (on dira « disruptives »). Le travail de prospective, partant de scénarios et d’univers contrastés, permet de sortir du cadre et de s’affranchir des stratégies passées.


[1] Pour le dirigeant, il s’agit souvent de son système référentiel de décision, c’est-à-dire ses représentations mentales du présent et du futur de son organisation, sur lesquelles il s’appuie pour conduire son organisation.
[2] Biais de confirmation et biais d’ancrage.

❝ Un exemple simple mais éclairant : lors de travaux de prospective menés en 2012 sur l’agglomération des Olonnes, préparatoires au projet de territoire (PADD / projet d’aménagement et de développement durable) et au schéma d’aménagement (SCoT / schéma de cohérence territoriale), la prise en compte des aspirations des citoyens et des acteurs locaux conduisait à une vision prudente de l’avenir, assez éloignée des enjeux long terme identifiés dans le diagnostic prospectif. La question de la soutenabilité sociodémographique était notamment posée : la population résidente permanente de l’agglomération était l’une des plus âgées de France (62 ans de moyenne d’âge pour la commune des Sables-d’Olonne en 2010) et l’attractivité résidentielle de la côte vendéenne notamment pour les retraités rendait difficile l’installation des jeunes ménages. Si l’on avait suivi les prévisions, cela signifiait davantage d’Ehpad et moins d’écoles… Les enjeux environnementaux étaient également très prégnants. Par ailleurs, le cloisonnement relatif entre communes de l’agglomération, de taille similaire en 2010, rendait difficiles les projets communs d’envergure à cette période. Quelques élus, notamment le député-maire de l’époque, ont cependant retenu un projet de territoire à long terme de « Renouveau socioéconomique », visant à l’accueil de nouvelles populations, notamment de jeunes actifs, une protection renforcée de l’environnement naturel, la réservation de terrains (140 hectares) pour les projets d’aménagement futurs en entrée de ville, et une évolution des structures communales préparant à terme une fusion des communes de l’agglomération (réalisée en 2019). ❞

3. La notion de vision prospective et stratégique

La notion de vision stratégique s’est développée dans les années 1980 dans le monde du conseil en stratégie des entreprises, dans un contexte critique des approches de planification « délibérée » mettant en relation une ambition et des cibles, avec des « axes stratégiques » et des ressources (alignement synchronique et diachronique) [1]. Une vision stratégique est une représentation du futur souhaité de l’organisation, une image mêlant raison, aspiration et intuition. Elle implique les forces vives de l’organisation, ses parties prenantes les plus proches, et propose un cadre d’intervention convergent et cohérent (un référentiel) pour la mise en œuvre d’ambitions partagées. On devrait d’ailleurs plutôt parler de vision politique interrogeant le sens (contenu et orientation) que de vision stratégique (dialectique des fins et moyens). Une abondante littérature s’est développée dans le domaine, avec ou le plus souvent sans travaux de recherche académique.

L’approche prospective enrichit significativement cette notion, désormais banalisée, par la prise en compte, à l’amont de la vision, de plusieurs niveaux d’analyse et d’exploration : l’environnement à moyen et long termes, les transformations des parties prenantes, les dynamiques internes (par exemple : pyramide des âges, ressources), et les enjeux du moyen et du long terme. Elle offre la possibilité de distinguer ce qui relève de l’adaptation aux changements (subis), de la transformation des activités des organisations (nouveaux métiers, missions, modèles), et de la proactivité (mener le jeu, changer les frontières, agir sur l’environnement, créer de nouveaux écosystèmes). La mise en cohérence de ces différents niveaux dans un récit unique et articulé donne du poids au raisonnement et motive les actions


[1] Voir notamment Hamel Gary et Prahalad C.K., « Competing for the Future », Harvard Business Review, juillet-août 1994. Les auteurs se placent en rupture avec l’approche du positionnement stratégique, pour proposer une approche reposant sur l’intention et la vision stratégique, qui permet, au-delà de l’adaptation aux contextes, de transformer les règles établies.


 

Outils types

  • Arbre d’activités et de compétences,
  • Grille de construction d’une vision prospective et stratégique.

La structure d’une vision prospective et stratégique

4. Articuler référentiel prospectif et référentiel stratégique / La décision à l’heure de la prospective : pertinence, robustesse, flexibilité

Les méthodes d’aide à la décision en univers risqué se sont développées depuis les années 1950 dans les organisations et ont fourni des outils simples (minimax regret, etc.) pour évaluer, comparer des actions (ou des projets) dans des contextes (ou des scénarios) précis.

La tentation de les utiliser pour mettre en relation nos deux référentiels est grande. Toutefois, cela suppose une identification préalable des actions ou des options stratégiques, et d’autre part, des scénarios de contexte en nombre limité, couvrant le champ des possibles et assortis d’une probabilité (même subjective). Ces deux aspects sont très rarement réunis dans une démarche de prospective.

Les outils mis en œuvre aujourd’hui tiennent compte de ces difficultés et visent plutôt à faciliter le raisonnement qu’à choisir telle ou telle option stratégique.

Pour cela, ces approches intègrent notamment la toile de fond (les évolutions présentes dans tous les cas de figure), les scénarios de contexte, les enjeux de moyen et long termes (impact des transformations de l’environnement et des scénarios de contexte pour l’organisation, dynamiques internes), les changements à opérer dans tous les cas de figure au regard des enjeux (parfois appelés fondamentaux ou socle stratégique) et des options stratégiques ou projets possibles.

S’ensuit un travail de mise en relation et d’enrichissement des différents éléments (à l’instar de la vision prospective et stratégique, mais avec un espace des possibles large : plusieurs scénarios, plusieurs options), et d’évaluation. Il s’agit notamment de l’évaluation de la pertinence des options en fonction des objectifs fondamentaux, de la robustesse des options en fonction des scénarios de contexte, de l’analyse de la flexibilité des options entre elles — le fait d’engager l’avenir d’une organisation dans une voie stratégique compromet-elle ou au contraire facilite-t-elle la possibilité de changer de voie ? (notion de valeur d’option).

Évaluation pertinence, robustesse, flexibilité